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fille. La loi n'a rien prononcé pour moi, la société ne s'est pas occupée
de mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne le
gouverne pas, et, dans l'alternative où je suis, la passion du devoir et
du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont
également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie.
Je suis aussi nécessaire à l'un qu'à l'autre... Il faut que je sacrifie
l'un des deux.
--Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivre
près de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez
par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.
--S'il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à
l'art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloire
et non de bien-être et de sécurité qu'il est avide. Il est dans la misère,
et il ne s'en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d'où lui vient son
mal. D'ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l'admiration des hommes,
il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse
est, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'il
disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais,
outre qu'il n'a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien
vu qu'il n'en sait pas davantage à l'égard dé son estomac), il aimerait
mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d'aller chercher l'aumône
d'un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s'il
laissait soupçonner que le Porpora a besoin d'autre chose que de son génie,
de son clavecin et de sa plume. Aussi l'ambassadeur et sa maîtresse, qui
le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénûment
où il se trouve. S'ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée,
ils pensent que c'est parce qu'il aime l'obscurité et le désordre. Lui-même
ne leur dit-il pas qu'il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais le
contraire; je l'ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s'inspirer
des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits
malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire
acte d'obligeance. «Il aime la saleté, se dit-on; c'est le travers des
vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait
marcher dans des chaussures neuves.» Lui-même l'affirme; mais moi, je l'ai
vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant
avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l'orgue ou le clavecin;
c'est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à
personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au
fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n'y resterait pas trois mois
sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l'on conspire sa perte
et que ses ennemis l'ont fait enfermer pour l'empêcher de publier et de
faire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant
la poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son
clavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et les chers manuscrits.
--Et vous ne voyez pas la possibilité d'amener à Vienne, ou à Venise, ou à
Dresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert?
Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens,
cultiver l'art d'une certaine façon, et laisser le champ libre à l'ambition
du Porpora, sans cesser de veiller sur lui?