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plombé et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C'était la
Laïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour de
l'esprit, elle n'en avait pas l'ombre.»
Si vous trouvez ce portrait tracé d'une main un peu cruelle et cynique, ne
vous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre
main d'une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son
orgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, soeur du grand
Frédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu de
notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang
royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés de
main de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire
exacts.
Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à son
zèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans le
salon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu'on
avait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la
compagnie. Il n'y avait encore personne d'arrivé, tant le Porpora était
ponctuel, et les valets achevaient d'allumer les bougies. Le maestro se mit
à essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu'une dame
fort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porpora
la saluait avec le plus grand respect, et l'appelait Princesse, Consuelo
la prit pour la margrave; et, selon l'usage, lui baisa la main. Cette main
froide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialité
qu'on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite
l'affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d'environ trente ans,
sa taille était élégante sans être correcte; on pouvait même y remarquer
certaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrances
physiques. Son visage était admirable, mais d'une pâleur effrayante, et
l'expression d'une profonde douleur l'avait prématurément flétri et ravagé.
La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu'à la sévérité.
Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu dans
toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose
d'humble et d'attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant que
cette dernière eût le temps de comprendre que ce n'était point là la
margrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de la
cinquantaine, et si le portrait qu'on a lu en tête de ce chapitre, et
qui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il ne
l'était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait même
de l'obligeance pour s'apercevoir que la comtesse Hoditz avait été une
des beautés de l'Allemagne, quoiqu'elle fût peinte et parée avec une
recherche de coquetterie fort savante. L'embonpoint de l'âge mûr avait
envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faire
d'étranges illusions; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaient
les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher.
Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune
femme, et sa robe ruisselait de pierreries.
«Maman, dit la princesse qui avait causé l'erreur de Consuelo, voici la
jeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nous
procurer le plaisir d'entendre la belle musique de son nouvel opéra.