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s'approcha de Consuelo, qu'il salua fort gravement; puis, lui ayant adressé
quelques paroles d'amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit le
cahier que Porpora avait posé sur le clavecin; et, feignant d'y chercher
quelque chose qu'il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur
le pupitre, et lui parla ainsi à voix basse:
«J'ai vu, hier matin le déserteur; et sa femme m'a remis un billet. Je
demande à la belle Consuelo d'oublier une certaine rencontre; et, en retour
de son silence, j'oublierai, un certain Joseph, que je viens d'apercevoir
dans mes antichambres.
--Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousie
et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les
suites de l'aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas
longtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami.
Je n'ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n'ai rien à cacher à
cet égard, et je n'ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie,
qu'un peu d'indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les
futurs débuts de Joseph dans la carrière musicale.
--Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l'est déjà à
votre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part
n'a jamais été prise au sérieux.
--Je n'ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d'ailleurs je sais
qu'une femme n'a jamais lieu de se vanter lorsqu'elle a été prise pour le
sujet d'une plaisanterie de ce genre.
--C'est assez, Signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas de
vue, et qui avait hâte de changer d'interlocutrice pour ne pas lui donner
d'ombrage: la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose à
l'enjouement du voyage, et elle peut compter à l'avenir sur le respect et
le dévouement du comte Hoditz.»
Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement un
personnage qu'on venait d'annoncer avec pompe. C'était un petit homme qu'on
eût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné,
délicat, gentil, parfumé; c'était de lui que Marie-Thérèse disait qu'elle
voudrait pouvoir le faire monter en bague; c'était de lui aussi qu'elle
disait avoir fait un diplomate, n'en pouvant rien faire de mieux. C'était
le plénipotentiaire de l'Autriche, le premier ministre, le favori, on
disait même l'amant de l'impératrice; ce n'était rien moins enfin que le
célèbre Kaunitz, cet homme d'État qui tenait dans sa blanche main ornée de
bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie
européenne.
Il parut écouter d'un air grave des personnes soi-disant graves qui
passaient pour l'entretenir de choses graves. Mais tout à coup il
s'interrompit pour demander au comte Hoditz:
«Qu'est-ce que je vois là au clavecin? Est-ce la petite dont on m'a parlé,
la protégée du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelque
chose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les
artistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c'est
comme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l'un qu'il chante
faux, à l'autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu'il doit son
succès à l'intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu'on l'écoute et