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--Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec un
peu de malice, en voyant l'importance que ces deux hommes d'État donnaient
aux débats de coulisse. Voici notre pauvre petite protégée en balance avec
madame Corilla, et c'est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son épée
dans un des plateaux.»
Lorsque Consuelo eut chanté, il n'y eut qu'une voix pour déclarer que
depuis madame Basse on n'avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz,
s'approchant d'elle, lui dit d'un air solennel:
«Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soit
dit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe la
porte, vous êtes perdue, et vous ne débuterez pas cette année à Vienne.
Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant la
voix et en s'asseyant auprès d'elle. Vous avez à lutter contre de grands
obstacles, et vous ne triompherez qu'à force d'habileté.»
Là-dessus, entrant dans les mille détours de l'intrigue théâtrale, et la
mettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de la
troupe, le grand Kaunitz lui fit un traité complet de science diplomatique
à l'usage des coulisses.
Consuelo l'écouta avec ses grands yeux tout ouverts d'étonnement, et quand
il eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernier
opéra, l'opéra que j'ai fait donner le mois passé,» elle s'imagina qu'elle
s'était trompée en l'entendant annoncer, et que ce personnage si versé
dans les arcanes de la carrière dramatique ne pouvait être qu'un directeur
d'Opéra ou un maestro à la mode. Elle se mit donc à son aise avec lui, et
lui parla comme elle eût fait à un homme de sa profession. Ce sans-gêne la
rendit plus naïve et plus enjouée que le respect dû au nom tout-puissant du
premier ministre ne le lui eût permis; M. de Kaunitz la trouva charmante.
Il ne s'occupa guère que d'elle pendant une heure. La margrave fut
fort scandalisée d'une pareille infraction aux convenances. Elle haïssait
la liberté des grandes cours, habituée qu'elle était aux formalités
solennelles des petites. Mais il n'y avait plus moyen de faire la margrave:
elle ne l'était plus. Elle était tolérée et assez bien traitée par
l'impératrice, parce qu'elle avait abjuré la foi luthérienne pour se faire
catholique. Grâce à cet acte d'hypocrisie, on pouvait se faire pardonner
toutes les mésalliances, tous les crimes même, à la cour d'Autriche; et
Marie-Thérèse suivait en cela l'exemple que son père et sa mère lui avaient
donné, d'accueillir quiconque voulait échapper aux rebuts et aux dédains de
l'Allemagne protestante, en se réfugiant dans le giron de l'église romaine.
Mais, toute princesse et toute catholique qu'elle était, la margrave
n'était rien à Vienne, et M. de Kaunitz était tout.
Aussitôt que Consuelo eut chanté son troisième morceau, le Porpora, qui
savait les usages, lui fit un signe, roula les cahiers, et sortit avec
elle par une petite porte de côté sans déranger par sa retraite les nobles
personnes qui avaient bien voulu ouvrir l'oreille à ses accents divins.
«Tout va bien, lui dit-il en se frottant les mains lorsqu'ils furent dans
la rue, escortés par Joseph qui leur portait le flambeau. Le Kaunitz est
un vieux fou qui s'y connaît, et qui te poussera loin.
--Et qui est le Kaunitz? je ne l'ai pas vu, dit Consuelo.
--Tu ne l'as pas vu, tête ahurie! Il t'a parlé pendant plus d'une heure.