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sourdement comme un vieux lion dans sa cage, et serra le poing en l'élevant
vers le ciel avec véhémence; puis tout aussitôt il laissa retomber ses
bras, poussa un profond soupir, pencha sa tête sur sa poitrine, et garda
un silence obstiné jusqu'à la maison. La sérénité généreuse de Consuelo,
sa bonne foi énergique, l'avaient frappé d'un respect involontaire. Il fit
peut-être d'amers retours sur lui-même; mais il ne les avoua point, et il
était trop vieux, trop aigri et trop endurci dans son orgueil d'artiste
pour s'amender. Seulement, au moment où Consuelo lui donna le baiser du
bonsoir, il la regarda d'un air profondément triste et lui dit d'une voix
éteinte:
«C'en est donc fait! tu n'es plus artiste parce que la margrave de Bareith
est une vieille coquine, et le ministre Kaunitz une vieille bavarde!
--Non, mon maître, je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo en riant.
Je saurai prendre gaiement les impertinences et les ridicules du monde;
il ne me faudra pour cela ni haine ni dépit, mais ma bonne conscience et
ma bonne humeur. Je suis encore artiste et je le serai toujours. Je conçois
un autre but, une autre destinée à l'art que la rivalité de l'orgueil et
la vengeance de l'abaissement. J'ai un autre mobile, et il me soutiendra.
--Et lequel, lequel? s'écria le Porpora en posant sur la table de
l'antichambre son bougeoir, que Joseph venait de lui présenter. Je veux
savoir lequel.
--J'ai pour mobile de faire comprendre l'art et de le faire aimer sans
faire craindre et haïr la personne de l'artiste.»
Le Porpora haussa les épaules.
«Rêves de jeunesse, dit-il, je vous ai faits aussi!
--Eh bien, si c'est un rêve, reprit Consuelo, le triomphe de l'orgueil en
est un aussi. Rêve pour rêve, j'aime mieux le mien. Ensuite j'ai un second
mobile, maître: le désir de t'obéir et de te complaire.
--Je n'en crois rien, rien,» s'écria le Porpora en prenant son bougeoir
avec humeur et en tournant le dos; mais dès qu'il eut la main sur le
bouton de sa porte, il revint sur ses pas et alla embrasser Consuelo, qui
attendait en souriant cette réaction de sensibilité.
Il y avait dans la cuisine, qui touchait à la chambre de Consuelo, un petit
escalier en échelle qui conduisait à une sorte de terrasse de six pieds
carrés au revers du toit. C'était là qu'elle faisait sécher les jabots et
les manchettes du Porpora quand elle les avait blanchis. C'était là qu'elle
grimpait quelquefois le soir pour babiller avec Beppo, quand le maître
s'endormait de trop bonne heure pour qu'elle eût envie de dormir elle-même.
Ne pouvant s'occuper dans sa propre chambre, qui était trop étroite et trop
basse pour contenir une table, et craignant de réveiller son vieil ami en
s'installant dans l'antichambre, elle montait sur la terrasse, tantôt pour
y rêver seule en regardant les étoiles, tantôt pour raconter à son camarade
de dévouement et de servitude les petits incidents de sa journée. Ce
soir-là, ils avaient de part et d'autre mille choses à se dire. Consuelo
s'enveloppa d'une pelisse dont elle rabattit le capuchon sur sa tête pour
ne pas prendre d'enrouement, et alla rejoindre Beppo, qui l'attendait avec
impatience. Ces causeries nocturnes sur les toits lui rappelaient les
entretiens de son enfance avec Anzoleto; ce n'était pas la lune de Venise,
les toits pittoresques de Venise, les nuits embrasées par l'amour et