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«Ce que je chante, dit-il tout décontenancé; hélas! maître, je l'ignore.
--Chante-t-on ce qu'on ignore? Tu mens!
--Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m'avez
tant effrayé que je l'ai déjà oublié. Je sais bien que j'ai fait une grande
faute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais
bien loin d'ici, tout seul; je me disais: A présent tu peux chanter;
personne n'est là pour te dire: Tais-toi, ignorant, tu chantes faux.
Tais-toi, brute, tu n'as pas pu apprendre la musique.
--Qui t'a dit que tu chantais faux?
--Tout le monde.
--Et moi, je te dis, s'écria le maestro d'un ton sévère, que tu ne chantes
pas faux. Et qui a essayé de t'enseigner la musique?
--Mais... par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe,
et qui m'a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu'un âne.»
Joseph connaissait déjà assez les antipathies du maestro pour savoir qu'il
faisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pour
lui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu'il essaierait
de le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu'il
avait rendues au maestro, n'avait pas daigné reconnaître son ancien élève
dans l'antichambre.
--Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents;
mais il ne s'agit pas de cela, reprit-il tout haut; je veux que tu me dises
où tu as pêché cette phrase.»
Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite
par mégarde.
--Ah! cela? dit Haydn qui commençait à mieux augurer des dispositions du
maître, mais qui ne s'y fiait pas encore; c'est quelque chose que j'ai
entendu chanter à la signora.
--A la Consuelo? à ma fille? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutes
donc aux portes?
--Oh non, Monsieur! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre
jusqu'à la cuisine, et on l'entend, malgré soi.
--Je n'aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, et
qui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquet
aujourd'hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition.»
Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla
pleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de sa
mésaventure, et le rassurer en lui promettant d'arranger ses affaires.
«Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veux
chasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour la
première fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste!
--Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté;
qu'il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le
secret de mes compositions et se les approprier avant qu'elles aient vu
le jour. Je gage que le drôle sait déjà par coeur mon nouvel opéra, et
qu'il copie mes manuscrits quand j'ai le dos tourné! Combien de fois
n'ai-je pas été trahi ainsi! Combien de mes idées n'ai-je pas retrouvées
dans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu'on
bâillait aux miens et qu'on disait: Ce vieux radoteur de Porpora nous