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ville. Étudiants hardis, nobles seigneurs, artistes mélancoliques, fiers
cavaliers, tous étaient l'objet d'un examen chastement et sérieusement
enfantin de sa part. «Voyons, se disait-elle, mon coeur est-il fantasque
et frivole? Suis-je capable d'aimer soudainement, follement et
irrésistiblement à la première vue, comme bon nombre de mes compagnes de
la _Scuola_ s'en vantaient ou s'en confessaient devant moi les unes aux
autres? L'amour est-il un magique éclair qui foudroie notre être et
qui nous détourne violemment de nos affections jurées, ou de notre paisible
ignorance? Y a-t-il chez ces hommes qui lèvent les yeux quelquefois vers
ma fenêtre un regard qui me trouble et me fascine? Celui-ci, avec sa grande
taille et sa démarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plus
beau qu'Albert? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume élégant,
efface-t-il en moi l'image de mon fiancé? Enfin voudrais-je être la dame
parée que je vois passer là, dans sa calèche, avec un superbe monsieur qui
tient son éventail et lui présente ses gants? Quelque chose de tout cela me
fait-il trembler, rougir, palpiter ou rêver? Non... non, en vérité! parle,
mon coeur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je te
connais à peine, hélas! j'ai eu si peu le temps de m'occuper de toi depuis
que je suis née! je ne t'avais pas habitué à être contrarié. Je te livrais
l'empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes élans. On t'a brisé,
mon pauvre coeur, et à présent que la conscience t'a dompté, tu n'oses plus
vivre, tu ne sais plus répondre. Parle donc, éveille-toi et choisis!
Eh bien! tu restes tranquille! et tu ne veux rien de tout ce qui est là!
--Non!--Tu ne veux plus d'Anzoleto?--Encore non!--Alors, c'est donc Albert
que tu appelles?--Il me semble que tu dis oui.» Et Consuelo se retirait
chaque jour de sa fenêtre, avec un frais sourire sur les lèvres et un feu
clair et doux dans les yeux.
Au bout d'un mois, elle répondit à Albert, à tête reposée, bien lentement
et presque en se tâtant le pouls à chaque lettre que traçait sa plume:
«Je n'aime rien que vous, et je suis presque sûre que je vous aime.
Maintenant laissez-moi rêver à la possibilité de notre union. Rêvez-y
vous-même; trouvons ensemble les moyens de n'affliger ni votre père, ni
mon maître, et de ne point devenir égoïstes en devenant heureux.»
Elle joignit à ce billet une courte lettre pour le comte Christian,
dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu'elle menait, et lui
annonçait le répit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laissé.
Elle demandait qu'on cherchât et qu'on trouvât les moyens de désarmer
le Porpora, et qu'on lui en fit part dans un mois. Un mois lui resterait
encore pour y préparer le maestro, avant le résultat de l'affaire entamée
à Berlin.
Consuelo, ayant cacheté ces deux billets, les mit sur sa table, et
s'endormit. Un calme délicieux était descendu dans son âme, et jamais,
depuis longtemps, elle n'avait goûté un si profond et si agréable sommeil.
Elle s'éveilla tard, et se leva à la hâte pour voir Keller, qui avait
promis de revenir chercher sa lettre à huit heures. Il en était neuf; et,
tout en s'habillant en grande hâte, Consuelo vit avec terreur que cette
lettre n'était plus a l'endroit où elle l'avait mise. Elle la chercha
partout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l'attendait
pas dans l'antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s'y trouvaient; et comme