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porte s'ouvrit brusquement, et la Corilla se trouva vis-à-vis d'elle, comme
une apparition évoquée par sa rêverie mélancolique.
Pour la première fois depuis le jour de sa délivrance, la Corilla avait
senti sinon un élan d'amour, du moins un accès de remords maternel, et
elle venait voir son enfant à la dérobée. Elle savait que le chanoine
habitait Vienne; arrivée derrière lui, à une demi-heure de distance, et
ne rencontrant pas même les traces de sa voiture aux abords du prieuré,
puisqu'il avait fait un détour avant que d'y entrer, elle pénétra
furtivement par les jardins, et sans voir personne, jusque dans la maison
où elle savait qu'Angèle était en nourrice; car elle n'avait pas laissé
de prendre quelques informations à ce sujet. Elle avait beaucoup ri de
l'embarras et de la chrétienne résignation du chanoine; mais elle ignorait
la part que Consuelo avait eue à l'aventure. Ce fut donc avec une surprise
mêlée d'épouvante et de consternation qu'elle vit sa rivale en cet endroit;
et, ne sachant point, n'osant point deviner quel était l'enfant qu'elle
berçait ainsi, elle faillit tourner les talons et s'enfuir. Mais Consuelo,
qui, par un mouvement instinctif, avait serré l'enfant contre son sein
comme la perdrix cache ses poussins sous son aile à l'approche du vautour;
Consuelo, qui était au théâtre, et qui, le lendemain, pourrait présenter
sous un autre jour ce secret de la comédie que Corilla avait raconté
jusqu'alors à sa manière; Consuelo enfin, qui la regardait avec un mélange
d'effroi et d'indignation, la retint clouée et comme fascinée au milieu de
la chambre.
Cependant la Corilla était une comédienne trop consommée pour perdre
longtemps l'esprit et la parole. Sa tactique était de prévenir une
humiliation par une insulte; et, pour se mettre en voix, elle commença
son rôle par cette apostrophe, dite en dialecte vénitien, d'un ton leste
et acerbe:
«Eh! par Dieu! ma pauvre Zingarella, cette maison est-elle un dépôt
d'enfants trouvés? Y es-tu venue aussi pour chercher ou pour déposer le
tien? Je vois que nous courons mêmes chances et que nous avons même
fortune. Sans doute nos deux enfants ont le même père, car nos aventures
datent de Venise et de la même époque; et j'ai vu avec compassion pour toi
que ce n'est pas pour te rejoindre, comme nous le pensions, que le bel
Anzoleto nous a si brusquement plantés là au milieu de son engagement,
à la saison dernière.
--Madame, répondit Consuelo pâle mais calme, si j'avais eu le malheur
d'être aussi intime avec Anzoleto que vous l'avez été, et si j'avais eu,
par suite de ce malheur, le bonheur d'être mère (car c'en est toujours un
pour qui sait le sentir), mon enfant ne serait point ici.
--Ah! je comprends, reprit l'autre avec un feu sombre dans les yeux; il
serait élevé à la villa Zustiniani. Tu aurais eu l'esprit qui m'a manqué
pour persuader au cher comte que son honneur était engagé à le reconnaître.
Mais tu n'as pas eu le malheur, à ce que tu prétends, d'être la maîtresse
d'Anzoleto, et Zustiniani a eu le bonheur de ne pas te laisser de preuves
de son amour. On dit que Joseph Haydn, l'élève de ton maître, t'a consolée
de toutes tes infortunes, et sans doute l'enfant que tu berces...
--Est le vôtre, Mademoiselle, s'écria Joseph, qui comprenait très-bien
maintenant le dialecte, et qui s'avança entre Consuelo et la Corilla