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toutes les choses existantes sans que l'homme ait besoin de l'y mettre,
l'homme sait l'y trouver, et il le goûte, il l'admire, il en jouit comme
d'une conquête qu'il vient de faire.
Il est à peu près impossible d'expliquer avec des paroles ces mystères
que le coup de pinceau d'un grand maître, traduit intelligiblement à tous
les yeux. En voyant les intérieurs de Rembrandt, de Teniers, de Gérard
Dow, l'oeil le plus vulgaire se rappellera la réalité qui pourtant ne
l'avait jamais frappé poétiquement. Pour voir poétiquement cette réalité et
en faire, par la pensée, un tableau de Rembrandt, il ne faut qu'être doué
du sens pittoresque commun a beaucoup d'organisations. Mais pour décrire
et faire passer ce tableau, par le discours, dans l'esprit d'autrui, il
faudrait une puissance si ingénieuse, qu'en l'essayant, je déclare que je
cède à une fantaisie sans aucun espoir de réussite. Le génie doué de
cette puissance, et qui l'exprime en vers (chose bien plus prodigieuse à
tenter!) n'a pas toujours réussi. Et cependant je doute que dans notre
siècle aucun artiste littéraire puisse approcher des résultats qu'il a
obtenus en ce genre. Relisez une pièce de vers qui s'appelle les _Puits de
l'Inde_; ce sera un chef-d'oeuvre, ou une orgie d'imagination, selon que
vous aurez on non des facultés sympathiques à celles du poète. Quant à moi,
j'avoue que j'en ai été horriblement choqué à la lecture. Je ne pouvais
approuver ce désordre et cette débauche de description. Puis, quand
j'eus fermé le livre, je ne pouvais plus voir autre chose dans mon cerveau
que ces puits, ces souterrains, ces escaliers, ces gouffres par où le
poète m'avait fait passer. Je les voyais en rêve, je les voyais tout
éveillé. Je n'en pouvais plus sortir, j'y étais enterré vivant. J'étais
subjugué, et je ne voulus pas relire ce morceau, de crainte de trouver
qu'un si grand peintre, comme un si grand poète, n'était pas un écrivain
sans défaut. Cependant je retins par coeur pendant longtemps les huit
derniers vers, qui, dans tous les temps et pour tous les goûts, seront un
trait profond, sublime, et sans reproche, qu'on l'entende avec le coeur,
avec l'oreille ou l'esprit.]
Consuelo laissait donc errer ses yeux distraits sur cet édifice singulier,
et la poésie de ce désordre se révélait à elle pour la première fois.
A chaque extrémité du couloir formé par les deux toiles de fond s'ouvrait
une coulisse noire et profonde où quelques figures passaient de temps en
temps comme des ombres. Tout à coup elle vit une de ces figures s'arrêter
comme pour l'attendre, et elle crut voir un geste qui l'appelait.
« Est-ce le Porpora? demanda-t-elle à Joseph.
--Non; dit-il, mais c'est sans doute quelqu'un qui vient d'avertir qu'on va
répéter le troisième acte. »
Consuelo doubla le pas, en se dirigeant vers ce personnage, dont elle
ne pouvait distinguer les traits, parce qu'il avait reculé jusqu'à la
muraille. Mais lorsqu'elle fut à trois pas de lui, et au moment de
l'interroger, il glissa rapidement derrière les coulisses suivantes, et
gagna le fond de la scène en passant derrière toutes les toiles.
«Voilà quelqu'un qui avait l'air de nous épier, dit Joseph.
--Et qui a l'air de se sauver, ajouta Consuelo, frappée de l'empressement
avec lequel il s'était dérobé à ses regards. Je ne sais pourquoi il m'a
fait peur.»