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chantant, l'autre en faisant entendre une toux de vieillard, et ils se
perdaient dans les ténèbres. Consuelo, convaincue qu'elle avait fait un
rêve, alla se coucher, et le lendemain matin, cette impression se trouvant
dissipée, elle avoua à Joseph qu'elle n'avait réellement distingué aucun
des traits du personnage en question. L'ensemble de sa taille, la coupe
et la pose de son manteau, un teint pâle, quelque chose de noir au bas
du visage, qui pouvait être une barbe ou l'ombrage du chapeau fortement
dessinée par la lumière bizarre du théâtre, ces vagues ressemblances,
rapidement saisies par son imagination, lui avaient suffi pour se persuader
qu'elle voyait Albert.
«Si un homme tel que tu me l'as si souvent dépeint s'était trouvé sur le
théâtre, lui dit Joseph, il y avait là assez de monde circulant de tous
côtés pour que sa mise négligée, sa longue barbe et ses cheveux noirs
eussent attiré les remarques. Or, j'ai interrogé de tous côtés, et,
jusqu'aux portiers du théâtre, qui ne laissent pénétrer personne dans
l'intérieur sans le reconnaître ou voir son autorisation, et qui que ce
soit n'avait vu un homme étranger au théâtre ce jour-là.
--Allons, il est certain que je l'ai rêvé. J'étais émue, hors de moi. J'ai
pensé à Albert, son image a passé dans mon esprit. Quelqu'un s'est trouvé
là devant mes yeux, et j'en ai fait Albert. Ma tête est donc devenue bien
faible? Il est certain que j'ai crié du fond du coeur, et qu'il s'est passé
en moi quelque chose de bien extraordinaire et de bien absurde.
--N'y pense plus, dit Joseph; ne te fatigue pas avec des chimères.
Repasse ton rôle, et songe à ce soir.»
XCVI.
Dans la journée, Consuelo vit de ses fenêtres une troupe fort étrange
défiler vers la place. C'étaient des hommes trapus, robustes et hâlés,
avec de longues moustaches, les jambes nues chaussées de courroies
entre-croisées comme des cothurnes antiques, la tête couverte de bonnets
pointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le cou
découvert, la main armée d'une longue carabine albanaise, et le tout
rehaussé d'un grand manteau rouge.
«Est-ce une mascarade? demanda Consuelo au chanoine, qui était venu lui
rendre visite; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.
--Regardez bien ces hommes-là, lui répondit le chanoine; car nous ne les
reverrons pas de longtemps, s'il plaît à Dieu de maintenir le règne de
Marie-Thérèse. Voyez comme le peuple les examine avec curiosité, quoique
avec une sorte de dégoût et de frayeur! Vienne les a vus accourir dans
ses jours d'angoisse et de détresse, et alors elle les a accueillis plus
joyeusement qu'elle ne le fait aujourd'hui, honteuse et consternée qu'elle
est de leur devoir son salut!
--Sont-ce là ces brigands esclavons dont on m'a tant parlé en Bohême et
qui y ont fait tant de mal? reprit Consuelo.
--Oui, ce sont eux, répliqua le chanoine; ce sont les débris de ces hordes
de serfs et de bandits croates que le fameux baron François de Trenck,
cousin germain de votre ami le baron Frédéric de Trenck, avait affranchis
ou asservis avec une hardiesse et une habileté incroyables, pour en faire
presque des troupes régulières au service de Marie-Thérèse. Tenez, le
voilà, ce héros effroyable, ce Trenck à la gueule brûlée, comme l'appellent