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croire aussi pure que je l'étais à douze ans. Pourtant cela est impossible.
Ah! que tu es habile, Zingarella! Tu feras croire aux hommes tout ce que
tu voudras.
--Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de
s'intéresser assez à mes affaires pour m'interroger.
--Ce sera le plus sage: ils abusent toujours de nos confessions, et ne
les ont pas plus tôt arrachées, qu'ils nous humilient de leurs reproches.
Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer
de passions: comme cela, tu n'auras pas d'embarras, pas d'orages; tu agiras
librement sans tromper personne. A visage découvert, on trouve plus
d'amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de
courage que je n'en ai; il faut que personne ne te plaise et que tu ne
te soucies d'être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereuses
douceurs de l'amour qu'à force de précautions et de mensonges. Je t'admire,
Zingarella! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune,
triompher de l'amour; car la chose la plus funeste à notre repos, à notre
voix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c'est bien
l'amour, n'est-ce pas? Oh! oui, je le sais par expérience. Si j'avais pu
m'en tenir toujours à la froide galanterie, je n'aurais pas tant souffert;
je n'aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais,
vois-tu, je m'humilie devant toi; je suis une pauvre créature, je suis née
malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j'ai fait
quelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque folle
passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune! J'aurais pu
épouser Zustiniani dans un temps; oui, je l'aurais pu; il m'adorait et
je ne pouvais pas le souffrir; j'étais maîtresse de son sort. Ce misérable
Anzoleto m'a plu... j'ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des
conseils, tu seras mon amie, n'est-ce pas? Tu me préserveras des faiblesses
de coeur et des coups de tête. Et, pour commencer... il faut que je t'avoue
que j'ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur
baisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereux
qu'utile à la cour; un homme qui est riche à millions, mais qui pourrait
bien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m'en détacher
avant qu'il m'entraîne dans son précipice... Allons! le diable veut me
démentir, car le voici qui vient; je l'entends, et je sens le feu de la
jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne
bouge pas: je ne veux pas qu'il te voie.»
Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n'avait pas besoin de
l'avis pour désirer de n'être pas examinée par les amants de la Corilla.
Une voix d'homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur,
fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans
attendre la réponse.
«Horrible métier! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire par
les enivrements de la scène; l'intérieur de la coulisse est trop immonde.»
Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareille
compagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l'avait
comprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruption
dont elle n'avait pas encore eu l'idée.
XCVII.