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ennemis de la patrie, je suis très-facile à apprivoiser quand elles veulent
s'en donner la peine.»
Et, se penchant vers le miroir où Consuelo feignait de se regarder, il
attacha sur elle ce regard à la fois voluptueux et féroce dont la Corilla
avait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu'elle ne pouvait se
débarrasser de lui qu'en l'irritant.
« Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n'est pas de la peur que vous
m'inspirez, c'est du dégoût et de l'aversion. Vous aimez à tuer, et moi je
ne crains pas la mort; mais je hais les âmes sanguinaires, et je connais
la vôtre. J'arrive de Bohême, et j'y ai trouvé la trace de vos pas.»
Le baron changea de visage, et dit en haussant les épaules et en se
tournant vers la Corilla:
« Quelle diablesse est-ce là? La baronne de Lestock, qui m'a tiré un coup
de pistolet à bout portant dans une rencontre, n'était pas plus enragée
contre moi! Aurais-je écrasé son amant par mégarde en galopant sur quelque
buisson? Allons, ma belle, calmez-vous; je voulais plaisanter avec vous.
Si vous êtes d'humeur revêche, je vous salue; aussi bien je mérite cela
pour m'être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.
--Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu de
vos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, le
directeur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faire
un esclandre...
--Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le public
de la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je
t'attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre après la représentation.
C'est entendu?»
Il l'embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.
Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoir
si bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête; la belle
Corilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le même
dégoût que lui.
« Comment pouvez-vous être jalouse d'un être aussi repoussant? lui
dit-elle.
--Zingarella, tu ne t'y connais pas, répondit Corilla en souriant.
Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueuses
que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par des
cicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s'il se mettait
en tête de te le faire trouver beau.
--Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me répugne le plus. Son âme
est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'un
tigre!
--Et voilà ce qui m'a tourné la tête! répondit lestement la Corilla.
Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, belle
merveille en vérité! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts,
le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui
dont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabre
fait voler la tête d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plus
âpre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela;
je l'aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L'autre était