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l'aimer. Elle n'était pas respectée comme Marie-Thérèse, mais elle n'eût
pas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortures
et s'emparer de son argent. La Corilla ne l'eût pas fait non plus; et
pourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu'elle aide dans son
malheur, l'a bien souvent battue. Joseph! Joseph! Dieu est un plus grand
empereur que tous les nôtres; et peut-être bien, puisque Madeleine a chez
lui un tabouret de duchesse à côté de la Vierge sans tache, la Corilla
aura-t-elle le pas sur Marie-Thérèse pour entrer à cette cour-là. Quant à
moi, dans ces jours que j'ai à passer sur la terre, je t'avoue que, s'il
me fallait quitter les âmes coupables et malheureuses pour m'asseoir au
banquet des justes dans la prospérité morale, je croirais n'être plus dans
le chemin de mon salut. Oh! le noble Albert l'entendait bien comme moi, et
ce ne serait pas lui qui me blâmerait d'être bonne pour Corilla.»
Lorsque Consuelo disait ces choses à son ami Beppo, quinze jours s'étaient
écoulés depuis la soirée de _Zénobie_ et l'aventure du baron de Trenck.
Les six représentations pour lesquelles on l'avait engagée avaient eu lieu.
Madame Tesi avait reparu au théâtre. L'impératrice travaillait le Porpora
en dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage
de Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement définitif de cette
dernière au théâtre impérial, après l'expiration de celui de la Tesi.
Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'à
Albert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles.
Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisions
contraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l'avaient rendue un
peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec le
théâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblait
avoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.
Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son coeur, avait d'abord voulu la
dissuader de l'idée qu'Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu'elle lui eut
montré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, et
finit par croire à la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.
«Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est
venu à Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a écoutée, il a observé
toutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causions
sur la scène, le long du décor de l'Araxe, il a pu être de l'autre côté de
cette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevée au
théâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne sais
quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l'éclat
de ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'a
vue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu'il était là
toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants
auparavant. Le temps qu'il a mis à te secourir prouverait presque qu'il te
croyait là de ton plein gré; et ce sera donc après avoir succombé à la
tentation d'écouter à la porte, qu'il aura compris l'imminence de son
intervention.
--Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystère? pourquoi se
cacher la figure d'un crêpe?
--Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il été
l'objet de méchants rapports à la cour; peut-être avait-il des raisons de