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Un matin, le Porpora l'appela dans sa chambre plus tôt que de coutume.
Il avait l'air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d'une
main, ses lunettes de l'autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout
son corps, s'imaginant que c'était enfin la réponse de Riesenburg. Mais,
elle fut bientôt détrompée: c'était, une lettre d'Hubert, le Porporino.
Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditions
proposées par lui pour l'engagement de Consuelo étaient acceptées, et il
lui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtre
royal de Berlin, et n'attendant plus que la signature de Consuelo et
la sienne. A cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et fort
honorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer la
maîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la
production et l'exécution d'autant d'opéras et de fugues nouvelles qu'il
lui plairait d'en apporter. Le Porporino se réjouissait d'avoir à chanter
bientôt, selon son coeur, avec _une soeur en Porpora_, et invitait vivement
le maître à quitter Vienne pour _Sans-Souci_, le délicieux séjour de
Frédéric le Grand.
Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le
remplissait d'incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait à
dérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés,
la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement des
artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l'appelait à
Berlin; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesses.
Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l'instrument de sa victoire;
à Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions; à Vienne, en
épousant Joseph Haydn.
Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille
adoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix; et, dans ces
nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d'ardeur à lui offrir le
coeur et la main de Beppo qu'il en eût mis la veille encore. Il était un
peu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l'ennemi
lui souriait comme une petite vengeance dont il s'exagérait l'effet
probable sur la cour d'Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne lui
parlant plus d'Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir
renoncé, il aimait mieux qu'elle ne se mariât pas du tout.
Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu'elle
n'épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d'abord parce
qu'il ne l'avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fille
de son bienfaiteur, Anna Keller.
«En ce cas, dit le Porpora, il n'y a pas à balancer. Voici ton contrat
d'engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir; car il n'y a
pas d'espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la _matrimoniomanie_ de
l'impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nous
rendre à ses yeux plus noirs que les diables.
--Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu'elle n'en
avait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que ma
conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements
d'affection et d'estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt.
Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches et