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«Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais
cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes
connaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pas
l'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique.
Elle s'égare puérilement quand elle court après les tours de force et les
effets de sonorité. Elle est plus grande que cela; elle a l'émotion pour
domaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'être inspirée
par elle. Songe donc aux impressions de l'homme livré à la tourmente;
figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent:
place-toi, musicien, c'est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme
vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de
cet abandon et de ces épouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire,
intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendre
les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des
passagers. Que dirais-tu d'un poëte, qui, pour peindre une bataille, te
dirait en vers que le canon faisait _boum, boum_, et le tambour _plan,
plan_? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que de
grandes images; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même,
cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitation
servile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel
noir de l'orage, la carcasse brisée du navire. S'il n'a le sentiment
pour rendre la terreur et la poésie de l'ensemble, son tableau sera sans
couleur, fût-il aussi éclatant qu'une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme,
émeus-toi à l'idée d'un grand désastre, c'est ainsi que tu le rendras
émouvant pour les autres.»
Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que la
voiture, attelée dans la cour de l'ambassade, recevait les paquets de
voyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source,
pour ainsi dire: mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré,
vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant se
résoudre à la voir monter en voiture, il s'enfuit et alla cacher ses
sanglots au fond de l'arrière-boutique de Keller. Métastase le prit en
amitié, le perfectionna dans l'italien, et le dédommagea un peu par de
bons conseils et de généreux services de l'absence du Porpora; mais Joseph
fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s'habituer à celle de
Consuelo.
Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimable
ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressions
à mesure qu'elle s'enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau
soleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute domination
étrangère à son art, il lui semblait qu'elle s'y devait tout entière.
Le Porpora, rendu à l'espérance et à l'enjouement de sa jeunesse,
l'exaltait par d'éloquentes déclamations; et la noble fille, sans cesser
d'aimer Albert et Joseph comme deux frères qu'elle devait retrouver dans
le sein de Dieu, se sentait légère, comme l'alouette qui monte en chantant
dans le ciel, au matin d'un beau jour.
C.
Dès le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique qui
l'accompagnait, et qui, placé sur le siège de la voiture, payait les guides