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il était devenu votre domestique; et il resta dans l'antichambre. Il ne me
reconnut pas; et comme monsieur le comte m'avait défendu de dire un seul
mot à qui que ce soit de ce qui m'était arrivé (je n'ai jamais su ni
demandé pourquoi), je ne parlai pas à ce bon Joseph, quoique j'eusse bien
envie de lui sauter au cou. Il s'en alla presque tout de suite dans une
autre pièce. J'avais ordre de ne point quitter celle où je me trouvais;
un bon serviteur ne connaît que sa consigne; Mais quand tout le monde fut
parti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, me
dit: «Karl, tu n'as pas parlé à ce petit laquais du Porpora, quoique tu
l'aies reconnu; et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi.
Quant à la demoiselle qui a chanté ce soir...--Oh! je l'ai reconnue aussi,
m'écriai-je, et je n'ai rien dit.--Eh bien, ajouta-t-il; tu as encore bien
fait. Monsieur le comte ne veut pas qu'on sache qu'elle a voyagé avec lui
jusqu'à Passaw.--Cela ne me regarde point, repris-je; mais puis-je te
demander, à toi, comment elle m'a délivré des mains des Prussiens?»
Henri me raconta alors comment la chose s'était passée (car il était là),
comment vous aviez couru après la voiture de monsieur le comte, et comment,
lorsque vous n'aviez plus rien à craindre pour vous-même; vous aviez voulu
absolument qu'il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à ma
pauvre femme; et elle me l'avait raconté aussi; car elle est morte en vous
recommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants,
qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ont
donné tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions été
de leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph à votre service, ayant
été chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui
il avait joué du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelques
ducats, les premiers que j'eusse gagnés dans cette maison. Il ne l'a pas
su, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons à Vienne, je
m'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourrai
gagner ma vie.
--Joseph n'est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'est
plus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne te
dépouille donc pas pour lui.
--Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous,
puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu'on dit; mais voyez-vous,
si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur,
et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Il
vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.
--Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de
ton dévouement.
--Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'ai
pas l'honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis à
vos ordres par mon maître.»
Le lendemain, nos voyageurs s'étant levés de grand matin, arrivèrent,
non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans une
région élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si
bien abrité des vents froids, que le printemps s'y faisait déjà sentir,
lorsqu'à une demi-lieue aux alentours, l'hiver régnait encore. Quoique
la saison fût prématurément belle, les chemins étaient encore fort peu