37603.fb2
l'impossible était une plaisanterie, était déjà arrivé, et déjà faisait
travailler une centaine de pionniers à aplanir la route sur laquelle devait
rouler le lendemain l'équipage majestueux de sa noble épouse. Il eût été
peut-être plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle; mais il ne
s'agissait pas tant de l'empêcher de se casser bras et jambes en chemin,
que de lui donner une fête; et, morte ou vive, il fallait qu'elle eût un
splendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.
Le comte permit à peine à nos voyageurs de changer de toilette, et leur
fit servir un fort beau dîner dans une grotte mousseuse et rocailleuse,
qu'un vaste poêle, habilement masqué par de fausses roches, chauffait
agréablement. Au premier coup d'oeil, cet endroit parut enchanteur à
Consuelo. Le site qu'on découvrait de l'ouverture de la grotte était
réellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Des
mouvements de terrains escarpés et pittoresques, des forêts d'arbres verts,
des sources abondantes, d'admirables perspectives, des prairies immenses,
il semble qu'avec une habitation confortable, c'en était bien assez pour
faire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s'aperçut bientôt des
bizarres recherches par lesquelles le comte avait réussi à gâter cette
sublime nature. La grotte eût été charmante sans le vitrage, qui en faisait
une salle à manger intempestive. Comme les chèvrefeuilles et les liserons
ne faisaient encore que bourgeonner, on avait masqué les châssis des portes
et des croisées avec des feuillages et des fleurs artificielles, qui
faisaient là une prétentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites,
un peu endommagés par l'hiver, laissaient voir le plâtre et le mastic qui
les attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poêle, fondant un reste
d'humidité amassée à la voûte, faisait tomber sur la tête des convives une
pluie noirâtre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir.
Le Porpora en prit de l'humeur, et deux ou trois fois mit la main à son
chapeau sans oser cependant l'enfoncer sur son chef, comme il en mourait
d'envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s'enrhumât, et il mangeait
à la hâte, prétextant une vive impatience de voir la musique qu'il aurait
à faire exécuter le lendemain.
«De quoi vous inquiétez-vous là, cher maestro? disait le comte, gui était
grand mangeur, et qui aimait à raconter longuement l'histoire de
l'acquisition ou de la confection dirigée par lui de toutes les pièces
riches et curieuses de son service de table; des musiciens habiles et
consommés comme vous n'ont besoin que d'une petite heure pour se mettre
au fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de ces
compositeurs pédants qui cherchent à étonner par de savantes et bizarres
combinaisons harmoniques. A la campagne, il faut de la musique simple,
pastorale; moi, je n'aime que les chants purs et faciles: c'est aussi le
goût de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D'ailleurs, nous
ne perdons pas de temps. Pendant que nous déjeunons ici, mon majordome
prépare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les choeurs
disposés dans leurs différentes stations et tous les musiciens à leur
poste.»
Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiers
étrangers, en tournée dans le pays, demandaient la permission d'entrer et
de saluer le comte, pour visiter, avec son agrément, les palais et les