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Le comte était habitué à ces sortes de visites, et rien ne lui faisait plus
de plaisir que d'être lui-même le _cicérone_ des curieux, à travers les
délices de sa résidence.
«Qu'ils entrent, qu'ils soient les bienvenus! s'écria-t-il, qu'on mette
leurs couverts et qu'on les amène ici.»
Peu d'instants après, les deux officiers furent introduits. Ils avaient
uniforme prussien. Celui qui marchait le premier, et derrière lequel son
compagnon semblait décidé à s'effacer entièrement, était petit, et d'une
figure assez maussade. Son nez, long, lourd et sans noblesse, faisait
paraître plus choquants encore le ravalement de sa bouche et la fuite ou
plutôt l'absence de son menton. Sa taille un peu voûtée, donnait je ne sais
quel air vieillot à sa personne engoncée dans le disgracieux habit inventé
par Frédéric. Cet homme avait cependant une quarantaine d'années tout au
plus; sa démarche était assurée, et lorsqu'il eut ôté le vilain chapeau
qui lui coupait la face jusqu'à la naissance du nez, il montra ce qu'il y
avait de beau dans sa tête, un front ferme, intelligent, et méditatif,
des sourcils mobiles et des yeux d'une clarté et d'une animation
extraordinaires. Son regard le transformait comme ces rayons du soleil
qui colorent et embellissent tout à coup les sites les plus mornes et les
moins poétiques. Il semblait grandir de toute la tête lorsque ses yeux
brillaient sur son visage blême, chétif et inquiet.
Le comte Hoditz les reçut avec une hospitalité plus cordiale que
cérémonieuse, et, sans perdre le temps à de longs compliments, il leur fit
mettre deux couverts et leur servit des meilleurs plats avec une véritable
bonhomie patriarcale; car Hoditz était le meilleur des hommes, et sa
vanité, loin de corrompre son coeur, l'aidait à se répandre avec confiance
et générosité. L'esclavage régnait encore dans ses domaines, et toutes les
merveilles de Roswald avaient été édifiées à peu de frais par la gent
taillable et corvéable; mais il couvrait de fleurs et de gourmandises
le joug de ses sujets. Il leur faisait oublier le nécessaire en leur
prodiguant le superflu, et, convaincu que le plaisir est le bonheur,
il les faisait tant amuser, qu'ils ne songeaient point à être libres.
L'officier prussien (car vraiment il n'y en avait qu'un, l'autre semblait
n'être que son ombre), parut d'abord un peu étonné, peut-être même un
peu choqué du sans façon de M. le comte; et il affectait une politesse
réservée, lorsque le comte lui dit:
«Monsieur le capitaine, je vous prie de vous mettre à l'aise et de faire
ici comme chez vous. Je sais que vous devez être habitué à la régularité
austère des armées du grand Frédéric; je trouve cela admirable en son lieu;
mais ici, vous êtes à la campagne, et si l'on ne s'amuse à la campagne,
qu'y vient-on faire? Je vois que vous êtes des personnes bien élevées et
de bonnes manières. Vous n'êtes certainement pas officiers du roi de
Prusse, sans avoir fait vos preuves de science militaire et de bravoure
accomplie. Je vous tiens donc pour des hôtes dont la présence honore ma
maison; veuillez en disposer sans retenue, et y rester tant que le séjour
vous en sera agréable.»
L'officier prit aussitôt son parti en homme d'esprit, et, après avoir
remercié son hôte sur le même ton, il se mit à sabler le champagne, qui
ne lui fit pourtant pas perdre une ligne de son sang-froid, et à creuser