37603.fb2
Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n'avait pas jugé
nécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes au
premier feu, s'étaient serrés l'un contre l'autre en pâlissant. Celui qui
ne disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble de
ce dernier n'avait pas échappé au regard tranquillement observateur de
Consuelo. Ce n'était pourtant pas la peur qui s'était peinte sur sa
physionomie; mais, au contraire, une sorte d'indignation, de colère même,
comme si la plaisanterie l'eût offensé personnellement et lui eût semblé
un outrage à sa dignité de Prussien et de militaire. Hoditz n'y prit pas
garde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenant
riaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent même
l'épée à la main et s'escrimèrent en l'air pour prendre part à la scène.
Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés de
tremblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolis
petits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir à
l'abordage, où l'on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margrave
eût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d'en
faire tomber quelques-uns à la mer. L'eau du bassin était bien froide,
et Consuelo les plaignait, lorsqu'elle vit qu'ils y prenaient plaisir, et
mettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu'ils
étaient bons nageurs.
Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margrave
portait réellement ce titre pompeux) eut été victorieuse, comme de raison,
elle emmena prisonnière la flottille des pirates à sa suite, et s'en alla
au son d'une musique triomphale (à porter le diable en terre, au dire du
Porpora) explorer les rivages de la Grèce. On approcha ensuite d'une île
inconnue d'où l'on voyait s'élever des huttes de terre et des arbres
exotiques fort bien acclimatés ou fort bien imités; car on ne savait jamais
à quoi s'en tenir à cet égard, le faux et le vrai étant confondus partout.
Aux marges de cette île étaient amarrées des pirogues. Les naturels du pays
s'y jetèrent avec des cris très-sauvages et vinrent à la rencontre de la
flotte, apportant des fleurs et des fruits étrangers récemment coupés dans
les serres chaudes de la résidence. Ces sauvages étaient hérissés, tatoués,
crépus, et plus semblables à des diables qu'à des hommes. Les costumes
n'étaient pas trop bien assortis. Les uns étaient couronnés de plumes,
comme des Péruviens, les autres empaquetés de fourrures, comme des
Esquimaux; mais on n'y regardait pas de si près; pourvu qu'ils fussent
bien laids et bien ébouriffés, on les tenait pour anthropophages tout au
moins.
Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui était
une espèce de géant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu'à la
ceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine de
composer lui-même en langue sauvage. C'était un assemblage de syllabes
ronflantes et croquantes, arrangées au hasard pour figurer un patois
grotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait réciter sa tirade sans
faute, se chargea de traduire cette belle harangue à Consuelo, qui faisait
toujours le rôle de margrave en attendant la véritable.
«Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roi
sauvage, que cette peuplade de cannibales dont l'usage est de dévorer tous