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tourner le dos à la guerre, un jour qu'il nous faisait avancer avec rage
contre mes compatriotes, contre mes frères les Bohémiens. Ah! quelle
horreur! car je suis Bohémien, moi, par le sang, par le coeur, et cela ne
pardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Bohême; n'ayant appris
dans ma forêt qu'à manier la cognée, il a fait de moi un soldat prussien,
et, grâce à ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.
--Karl, Karl, taisez-vous, vous êtes dans le délire! vous ne connaissez pas
cet homme, j'en suis sûre. Il s'appelle le baron de Kreutz; je parie que
vous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n'est
pas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.
--Ce n'est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien.
Je l'ai vu plus de cent fois à la parade c'est le grand recruteur, c'est
le grand maître des voleurs d'hommes et des destructeurs de familles;
c'est le grand fléau de la Bohême, c'est mon ennemi, à moi. C'est l'ennemi
de notre Église, de notre religion et de tous nos saints; c'est lui qui a
profané, par ses rires impies, la statue de saint Jean-Népomuck, sur le
pont de Prague. C'est lui qui a volé, dans le château de Prague, le tambour
fait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans son
temps, et dont la peau était la sauvegarde, le porte-respect, l'honneur du
pays! Oh non! je ne me trompe pas, et je connais bien l'homme! D'ailleurs,
saint Wenceslas m'est apparu tout à l'heure comme je faisais ma prière dans
la chapelle; je l'ai vu comme je vous vois, signora; et il m'a dit: «C'est
lui, frappe-le au coeur.» Je l'avais juré à la Sainte-Vierge sur la tombe
de ma femme, et il faut que je tienne mon serment... Ah! voyez, signora!
voilà son cheval qui arrive devant le perron; c'est ce que j'attendais.
Je vais à mon poste; priez pour moi; car je paierai cela de ma vie tôt ou
tard; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon âme!
--Karl! s'écria Consuelo animée d'une force extraordinaire, je te croyais
un coeur généreux, sensible et pieux; mais je vois bien que tu es un impie,
un lâche et un scélérat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner,
je te défends de le suivre et de lui faire aucun mal. C'est le diable qui
a pris la figure d'un saint pour égarer ta raison; et Dieu a permis qu'il
te fit tomber dans ce piège pour te punir d'avoir fait un serment sacrilège
sur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je; car tu ne
songes pas que ton maître, le comte Hoditz, qui t'a comblé de bienfaits,
sera accusé de ton crime, et qu'il le paiera de sa tête; lui, si honnête,
si bon et si doux envers toi! Va te cacher au fond d'une cave; car tu n'es
pas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une telle
pensée. Tiens! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi,
et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t'abandonner à l'esprit du
mal.
--Ma femme! ma femme! s'écria Karl, égaré et vaincu; je ne la vois pas.
Ma femme; si lu es là parle-moi, fais que je la revoie encore une fois et
que je meure.
--Tu ne peux pas la voir: le crime est dans ton coeur, et la nuit sur tes
yeux. Mets-toi à genoux, Karl; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce
fusil qui souille tes mains, et fais ta prière.»
En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée,
et se hâta de l'éloigner des yeux de Karl, tandis qu'il tombait à genoux