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d'_imperator_, qui était devenu pour eux synonyme d'étranger. Une
sentinelle autrichienne gardait chacune des portes placées à l'extrémité
du pont. Leur consigne les forçait à marcher sans cesse de chaque porte à
la moitié de l'édifice; là elles se rencontraient devant
la statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade.
Elles entendaient les cantiques; mais comme elles n'étaient pas aussi
versées dans le latin d'église que les dévots pragois, elles s'imaginaient
sans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine,
l'époux de Marie-Thérèse.
En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites les
plus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Son
voyage avait été heureux et enjoué jusque là; et, par une réaction assez
naturelle, elle tomba tout d'un coup dans la tristesse. Le postillon, qui
rajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter à
chaque exclamation de mécontentement: «Voilà un mauvais présage!» si bien
que l'imagination de Consuelo finit par s'en ressentir. Toute émotion
pénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d'Albert.
Elle se rappela en cet instant qu'Albert, entendant un soir la chanoinesse
invoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonne
réputation, lui avait dit: «C'est fort bien pour vous, ma tante, qui avez
pris la précaution d'assurer la vôtre par une vie exemplaire; mais j'ai vu
souvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de ce
saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités.
C'est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau à
l'hypocrisie grossière que de secours à l'innocence.» En cet instant,
Consuelo s'imagina entendre la voix d'Albert résonner à son oreille dans
la brise du soir et dans l'onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce
qu'il penserait d'elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s'il
la voyait prosternée devant cette image catholique; et elle se relevait
comme effrayée, lorsque le Porpora lui dit:
«Allons, remontons en voiture, tout est réparé.
Elle le suivit et s'apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu'un cavalier,
lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s'arrêta court, mit pied
à terre et s'approcha d'elle pour la regarder avec une curiosité tranquille
qui lui parut fort impertinente.
«Que faites-vous là, Monsieur? dit le Porpora en le repoussant; on ne
regarde pas les dames de si près. Ce peut être l'usage à Prague, mais je
ne suis pas disposé à m'y soumettre.»
Le gros homme sortit le menton de ses fourrures; et, tenant toujours son
cheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s'apercevoir
que celui-ci ne le comprenait pas du tout; mais Consuelo, frappée de la
voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de
la lune, s'écria, en passant entre lui et le Porpora: «Est-ce donc vous,
monsieur le baron de Rudolstadt?
--Oui, c'est moi, Signora! répondit le baron Frédéric; c'est moi, le frère
de Christian, l'oncle d'Albert; oh! c'est bien moi. Et c'est bien vous
aussi!» ajouta-t-il en poussant un profond soupir.
Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil.
Lui qui s'était toujours piqué avec elle d'une galanterie chevaleresque,