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--Cela m'étonne beaucoup, répondit Consuelo; nous n'avons annoncé ici notre
arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n'y arriver
qu'après-demain.
--Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d'un air abattu.
--Mais la baronne Amélie? demanda Consuelo, honteuse de n'avoir pas encore
songé à son ancienne élève.»
Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil,
violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut
épouvantée; mais il répondit avec une sorte de calme:
«Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret
de ne pas vous avoir vue.
--Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit
Consuelo, ne puis-je savoir...
--Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez,
signora; vous devez en avoir besoin.
--Je ne puis manger si vous ne me tirez d'inquiétude. Monsieur le baron,
au nom du ciel, n'avez-vous pas à déplorer la perte d'aucun des vôtres?
--Personne n'est mort,» répondit le baron d'un ton aussi lugubre que s'il
eût annoncé l'extinction de sa famille entière.
Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu'il
le faisait à Riesenburg. Consuelo n'eut plus le courage de le questionner.
Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet
qu'affamé, s'efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s'efforça, de
son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l'interroger sur ses
affaires et ses projets; mais cette liberté d'esprit était évidemment
au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait
ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait
toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette
et son verre; mais c'était un effet de l'habitude: il ne mangeait ni ne
buvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la
nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l'examinait,
et voyait bien qu'il n'était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence
subite était l'ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse.
Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé,
fit signe à ses gens de se retirer; et, après avoir longtemps cherché dans
ses poches d'un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu'il présenta
à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:
«Nous sommes perdus; plus d'espoir, mon frère! Le docteur Supperville est
enfin arrivé de Bareith; et, après nous avoir ménagés pendant quelques
jours, il m'a déclaré qu'il fallait mettre ordre aux affaires de la
famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n'existerait plus.
Christian, à qui je n'ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte
encore, mais faiblement; car son abattement m'épouvante, et je ne sais pas
si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous
sommes perdus! survivrons-nous tous deux à de tels désastres? Pour moi, je
n'en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite! Voilà tout ce que je
puis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n'y pas succomber. Venez
à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s'il a pu vous en
rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui