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les passer à Dresde; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes
pas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements.
Le théâtre ouvre le 25; si tu n'es pas prête, je suis condamné à payer un
dédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire,
et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous
oublie; on vous laisse dix ans, vingt ans; vous y mourrez de chagrin ou de
vieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m'attend si tu oublies qu'il faut
quitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.
--Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l'énergie de la
résolution; j'avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir à
Riesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 à
cinq heures du matin.
--Il faut le jurer.
--Je le jure! répondit-elle en haussant les épaules d'impatience. Quand il
s'agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayez
besoin d'un serment de ma part.»
Le baron rentra en cet instant, suivi d'un vieux domestique dévoué et
intelligent, qui l'enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et le
traîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen
au lever du jour.
CIV.
De Pilsen à Tauss, quoiqu'on marchât aussi vite que possible, il fallut
perdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, à travers des forêts
presque impraticables et assez mal fréquentées, dont le passage n'était
pas sans danger de plus d'une sorte. Enfin, après avoir fait un peu plus
d'une lieue par heure, on arriva vers minuit au château des Géants.
Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baron
de Rudolstadt semblait près de tomber en paralysie, tant il était devenu
indolent et podagre. Il n'y avait pas un an que Consuelo l'avait vu robuste
comme un athlète; mais ce corps de fer n'était point animé d'une forte
volonté. Il n'avait jamais obéi qu'à des instincts, et au premier coup
d'un malheur inattendu il était brisé. La pitié qu'il inspirait à Consuelo
augmentait ses inquiétudes. «Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tous
les hôtes de Riesenburg?» pensait-elle.
Le pont était baissé, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dans
la cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea à en faire
la remarque; aucun ne se sentit la force d'adresser une question aux
domestiques. Le Porpora, voyant que le baron se traînait avec peine, le
prit par le bras pour l'aider à marcher, tandis que Consuelo s'élançait
vers le perron et en franchissait rapidement les degrés.
Elle y trouva la chanoinesse, qui, sans perdre de temps à lui faire
accueil, lui saisit le bras en lui disant:
«Venez, le temps presse; Albert s'impatiente. Il a compté les heures et
les minutes exactement; il a annoncé que vous entriez dans la cour, et
une seconde après nous avons entendu le roulement de votre voiture. Il ne
doutait pas de votre arrivée, mais il a dit que si quelque accident vous
retardait, il ne serait plus temps. Venez, Signora, et, au nom du ciel, ne
résistez à aucune de ses idées, ne contrariez aucun de ses sentiments.
Promettez-lui tout ce qu'il vous demandera, feignez de l'aimer. Mentez,