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à ses questions et parût reconnaître tout le monde d'un air de douceur et
d'indifférence.
«La fièvre n'est pas très-forte, dit Supperville bas à la chanoinesse; si
elle n'augmente pas ce soir, ce ne sera peut-être rien.»
Wenceslawa, un peu rassurée, lui confia la garde de son frère, et emmena
Consuelo dans un vaste appartement, richement décoré à l'ancienne mode, où
cette dernière n'était jamais entrée. Il y avait un grand lit de parade,
dont les rideaux n'avaient pas été remués depuis plus de vingt ans. C'était
celui où Wanda de Prachatitz, la mère du comte Albert, avait rendu le
dernier soupir; et cette chambre était la sienne.
«C'est ici, dit la chanoinesse d'un air solennel, après avoir fermé la
porte, que nous avons retrouvé Albert, il y a aujourd'hui trente-deux
jours, après une disparition qui en avait duré quinze. Depuis ce moment-là,
il n'y est plus entré; il n'a plus quitté le fauteuil où il est mort hier
au soir.»
Les sèches paroles de ce bulletin nécrologique furent articulées d'un ton
amer qui enfonça autant d'aiguilles dans le coeur de la pauvre Consuelo.
La chanoinesse prit ensuite à sa ceinture son inséparable trousseau de
clefs, marcha vers une grande crédence de chêne sculpté, et en ouvrit les
deux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps,
d'une forme bizarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants et
de pierres précieuses d'un prix considérable.
«Voilà, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possédait ma
belle-soeur, femme du comte Christian, avant son mariage; voici, plus
loin, ceux de ma grand-mère, dont mes frères et moi lui avons fait
présent; voici, enfin, ceux que son époux lui avait achetés. Tout ceci
appartenait à son fils Albert, et vous appartient désormais, comme à sa
veuve. Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous dispute
ces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n'avons
plus que faire. Quant aux titres de propriété de l'héritage maternel de
mon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est en
règle, comme je vous l'ai dit, et quant à ceux de son héritage paternel,
vous n'aurez peut-être pas, hélas, longtemps à les attendre. Telles
étaient les dernières volontés d'Albert. Ma parole lui a semblé valoir
un testament.
--Madame, répondit Consuelo en refermant la crédence avec un mouvement de
dégoût, j'aurais déchiré le testament, et je vous prie de reprendre votre
parole. Je n'ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il me
semble que ma vie serait à jamais souillée par leur possession. Si Albert
me les a léguées, c'est sans doute avec la pensée que, conformément à
ses sentiments et à ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Je
serais un mauvais dispensateur de ces nobles aumônes; je n'ai ni l'esprit
d'administration ni la science nécessaire pour en faire une répartition
vraiment utile. C'est à vous, Madame, qui joignez à ces qualités une âme
chrétienne aussi généreuse que celle d'Albert, qu'il appartient de faire
servir cette succession aux oeuvres de charité. Je vous cède tous mes
droits, s'il est vrai que j'en aie, ce que j'ignore et veux toujours
ignorer. Je ne réclame de votre bonté qu'une grâce: celle de ne jamais
faire à ma fierté l'outrage de renouveler de pareilles offres.»