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m'en souvenir pour le bénir et pour me taire. Vous avez assez de larmes
à répandre sans que j'y ajoute le chagrin et la mortification de vous
rappeler jamais mon existence, en tant que veuve de votre admirable enfant!
--Consuelo! ma fille! s'écria la chanoinesse en sanglotant, restez avec
nous! Vous avez une grande âme et un grand esprit! Ne nous quittez plus.
--Ce serait le voeu de ce coeur qui vous est tout dévoué, répondit Consuelo
en recevant ses caresses avec effusion; mais je ne le pourrais pas sans que
notre secret fût trahi ou deviné, ce qui revient au même, et je sais que
l'honneur de la famille vous est plus cher que la vie. Laissez-moi, en
m'arrachant de vos bras sans retard et sans hésitation, vous rendre le seul
service qui soit en mon pouvoir.»
Les larmes que versa la chanoinesse à la fin de cette scène la soulagèrent
du poids affreux qui l'oppressait. C'étaient les premières qu'elle eût
pu verser depuis la mort de son neveu. Elle accepta les sacrifices de
Consuelo, et la confiance qu'elle accorda à ses résolutions prouva qu'elle
appréciait enfin ce noble caractère. Elle la quitta pour aller en faire
part au chapelain et pour s'entendre avec Supperville et le Porpora sur la
nécessité de garder à jamais le silence.
CONCLUSION.
Consuelo, se voyant libre, passa la journée à parcourir le château, le
jardin et les environs, afin de revoir tous les lieux qui lui rappelaient
l'amour d'Albert. Elle se laissa même emporter par sa pieuse ferveur
jusqu'au Schreckenstein, et s'assit sur la pierre, dans ce désert affreux
qu'Albert avait rempli si longtemps de sa mortelle douleur. Elle s'en
éloigna bientôt, sentant son courage défaillir, son imagination se
troubler, et croyant entendre un sourd gémissement partir des entrailles
du rocher. Elle n'osa pas se dire qu'elle l'entendait même distinctement:
Albert ni Zdenko n'étaient plus. Cette illusion ne pouvait donc être que
maladive, et funeste. Consuelo se hâta de s'y soustraire.
En se rapprochant du château, à la nuit tombante, elle vit le baron
Frédéric qui, peu à peu, s'était raffermi sur ses jambes et se ranimait en
exerçant sa passion dominante. Les chasseurs qui l'accompagnaient faisaient
lever le gibier pour provoquer en lui le désir de l'abattre. Il visait
encore juste, et ramassait sa proie en soupirant.
«Celui-ci vivra et se consolera,» pensa la jeune veuve.
La chanoinesse soupa, ou feignit de souper, dans la chambre de son frère.
Le chapelain, qui s'était levé pour aller prier dans la chapelle auprès du
défunt, essaya de se mettre à table. Mais il avait la fièvre, et, dès les
premières bouchées, il se trouva mal. Le docteur en eut un peu de dépit.
Il avait faim, et, forcé de laisser refroidir sa soupe pour le conduire à
sa chambre, il ne put retenir cette exclamation: «Voilà des gens sans
force et sans courage! Il n'y a ici que deux hommes: c'est la chanoinesse
et la Signora!»
Il revint bientôt, résolu à ne pas se tourmenter beaucoup de
l'indisposition du pauvre prêtre, et fit, ainsi que le baron, assez bon
accueil au souper. Le Porpora, vivement affecté, quoiqu'il ne le montrât
pas, ne put desserrer les dents ni pour parler ni pour manger. Consuelo
ne songea qu'au dernier repas qu'elle avait fait à cette table entre Albert
et Anzoleto.