37603.fb2
voir en elle la veuve du comte Albert; notre jeune seigneur avait des
pratiques et des connaissances singulières dans le monde des esprits. Il
conversait avec les morts, il découvrait les choses cachées; il n'allait
jamais à l'église, il mangeait avec les zingaris; enfin on ne sait ce qui
peut arriver à ceux qui passeront cette nuit dans la chapelle. Il y irait
de la vie que nous n'y resterions pas. Voyez Cynabre! on ne le laisse pas
entrer dans le saint lieu, et il a passé toute la journée couché en travers
de la porte, sans manger, sans remuer, sans pleurer. Il sait bien que son
maître est là, et qu'il est mort. Aussi ne l'a-t-il pas appelé une seule
fois. Mais depuis que minuit a sonné, le voilà qui s'agite, qui flaire,
qui gratte à la porte, et qui gémit comme s'il sentait que son maître n'est
plus seul et tranquille là dedans.
--Vous êtes de pauvres fous! répondit Consuelo avec indignation. Si vous
aviez le coeur un peu plus chaud, vous n'auriez pas l'esprit si faible.»
Et elle entra dans la chapelle, à la grande surprise et à la grande
consternation des timides gardiens.
Elle n'avait pas voulu revoir Albert dans la journée. Elle le savait
entouré de tout l'appareil catholique, et elle eût craint, en se joignant
extérieurement à ces pratiques, qu'il avait toujours repoussées, d'irriter
son âme toujours vivante dans la sienne. Elle avait attendu ce moment; et,
préparée à l'aspect lugubre dont le culte l'avait entouré, elle approcha de
son catafalque et le contempla sans terreur. Elle eût cru outrager cette
dépouille chère et sacrée par un sentiment qui serait si cruel aux morts
s'ils le voyaient. Et qui nous assure que leur esprit, détaché de leur
cadavre, ne le voie pas et n'en ressente pas une amère douleur? La peur
des morts est une abominable faiblesse; c'est la plus commune et la plus
barbare des profanations. Les mères ne la connaissent pas.
Albert était couché sur un lit de brocart, écussonné par les quatre coins
aux armes de la famille. Sa tête reposait sur un coussin de velours noir
semé de larmes d'argent, et un linceul pareil était drapé autour de lui
en guise de rideaux. Une triple rangée de cierges éclairait son pâle
visage, qui était resté si calme, si pur et si mâle qu'on eût dit qu'il
dormait paisiblement. On avait revêtu le dernier des Rudolstadt, suivant
un usage en vigueur dans cette famille, de l'antique costume de ses pères.
Il avait la couronne de comte sur la tête, l'épée au flanc, l'écu sous les
pieds, et le crucifix sur la poitrine. Avec ses longs cheveux et sa barbe
noire, il était tout semblable aux anciens preux dont les statues étendues
sur leurs tombes gisaient autour de lui. Le pavé était semé de fleurs, et
des parfums brûlaient lentement dans des cassolettes de vermeil, aux quatre
angles de sa couche mortuaire.
Pendant trois heures Consuelo pria pour son époux et le contempla dans
son sublime repos. La mort, en répandant une teinte plus morne sur ses
traits, les avait si peu altérés, que plusieurs fois elle oublia, en
admirant sa beauté, qu'il avait cessé de vivre. Elle s'imagina même
entendre le bruit de sa respiration, et lorsqu'elle s'en éloignait un
instant pour entretenir le parfum des réchauds et la flamme des cierges,
il lui semblait qu'elle entendait de faibles frôlements et qu'elle
apercevait de légères ondulations dans les rideaux et dans les draperies.
Elle se rapprochait de lui aussitôt, et interrogeant sa bouche glacée,