37603.fb2
encore; car la pensée de quitter Venise s'était déjà formulée dans
l'esprit de son amant. Dès qu'elle conçut l'espoir de l'entraîner avec
elle, elle n'épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle
s'abaissa elle-même tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa
rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire
qu'elle n'était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer
des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu'elle
ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et
ne s'était jamais abusé sur l'immense supériorité de Consuelo, elle
n'eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite
furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y
songeait sérieusement, bien qu'il se gardât toujours une porte de
derrière pour échapper à cet engagement dans l'occasion.
Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea
fortement à continuer ses débuts, le flattant de l'espérance d'un
meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au
fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de
Venise et de Consuelo.
En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un
invincible besoin de la revoir l'y poussait impérieusement. C'était la
première fois qu'il avait fini et commencé une journée sans recevoir son
chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer
avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se
persuader qu'il allait chercher auprès d'elle la certitude de son
infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se
disait-il, le comte aura profité de l'occasion et du dépit causé par mon
absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouvé
avec elle la nuit en tête-à-tête, sans que la pauvrette ait succombé.
Cette idée lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il
s'y arrêtait, la certitude du remords et du désespoir de Consuelo
brisait son âme, et il hâtait le pas, s'imaginant la trouver, noyée de
larmes. Et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les autres,
lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse était impossible
à un être aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en
songeant à lui-même, à l'odieux de sa conduite, à l'égoïsme de son
ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et
sa conscience.
Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et
aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours
vue. Elle courut à lui avec la même effusion qu'à l'ordinaire, et
l'interrogea avec inquiétude, mais sans reproche et sans méfiance, sur
l'emploi de ce temps passé loin d'elle.
«J'ai été souffrant, lui répondit-il avec l'abattement profond que lui
causait son humiliation intérieure. Ce coup que je me suis donné à la
tête contre un décor, et dont je t'ai montré la marque en te disant que
ce n'était rien, m'a pourtant causé un si fort ébranlement au cerveau
qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y
évanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinée.
--O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale;