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--Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte
voulait faire de moi sa maîtresse?
--Et c'est pour ne pas te gêner, ma chère, que j'ai discrètement battu
en retraite.
--Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour
m'abandonner?
--N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte
est un amant magnifique, et le pauvre débutant tombé n'eût pas pu lutter
avec lui, je pense?
--Le Porpora avait raison: vous êtes un homme infâme. Sortez d'ici! vous
ne méritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais
souillée par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez
auparavant que vous pouvez débuter à Venise et rentrer à San-Samuel avec
la Corilla: jamais plus la fille de ma mère ne remettra les pieds sur
ces ignobles tréteaux qu'on appelle le théâtre.
--La fille de votre mère la _Zingara_ va donc faire la grande dame dans
la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle
existence, et je m'en réjouis!
--O ma mère!» dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y
jetant à genoux, la face enfoncée dans la couverture qui avait servi de
linceul à la zingara.
Anzoleto fut effrayé et pénétré de ce mouvement énergique et de ces
sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo.
Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour
prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva
d'elle-même, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta à la
porte en lui criant: «Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon
souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!»
Anzoleto était venu la trouver avec une pensée d'égoïsme atroce, et
c'était pourtant la meilleure pensée qu'il eût pu concevoir. Il ne
s'était pas senti la force de s'éloigner d'elle, et il avait trouvé un
terme moyen pour tout concilier: c'était de lui dire qu'elle était
menacée dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de
l'éloigner ainsi du théâtre. Il y avait, dans cette résolution, un
hommage rendu à la pureté et à la fierté de Consuelo. Il la savait
incapable de transiger avec une position équivoque, et d'accepter une
protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son âme coupable
et corrompue une foi inébranlable dans l'innocence de cette jeune fille,
qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidèle; aussi dévouée qu'il
l'avait laissée quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette
religion envers elle, avec le dessein arrêté de la tromper et de rester
son fiancé, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire
rentrer cette dernière avec lui au théâtre, et ne pouvait songer à s'en
détacher dans un moment où son succès allait dépendre d'elle
entièrement. Ce plan audacieux et lâche était cependant formulé dans sa
pensée, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes
italiennes implorent la protection à l'heure du repentir, et dont elles
voilent la face à l'heure du péché.
Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au théâtre, dans