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– En ce cas, il aurait été plus logique de vouloir qu'elle vous viole.
– Certes. Mais à l'impossible nul n'est tenu. Je ne pouvais pas espérer ça. Etre assassiné par elle, c'était une solution de remplacement.
– Comme s'il y avait une équivalence entre le sexe et le meurtre. C'est ridicule.
– C'est pourtant ce qu'affirment des savants très éminents.
– Le pire, c'est que vous êtes prétentieux jusque dans vos dérèglements mentaux.
– Quoi qu'il en soit, nous parlons dans le vide puisqu'elle ne voulait pas me tuer. Ce ne fut pas faute d'insister: je trouvai cent arguments pour la persuader. Tous rejetés. J'ai fini par lui demander si ce n'étaient pas ses convictions religieuses qui lui interdisaient de se venger. Elle a dit qu'elle n'en avait aucune. J'ai dit: «Enfin, quand on n'a pas de religion, on est libre de faire ce qu'on veut!» Elle a dit; «Ce que je veux, ce n'est pas vous tuer. Je voudrais que vous soyez en prison à perpétuité, hors d'état de nuire, et que vos compagnons de cellule vous en fassent baver.» J'ai dit: «Pourquoi ne pas vous en charger vous-même? Pourquoi déléguer ses désirs?» Elle a dît: «Je ne suis pas d'un naturel violent.» J'ai dit: «Je suis déçu.» Elle a dit: «Je suis contente de vous décevoir.»
– Vous me donnez le tournis avec vos «j'ai dit… elle a dit… j'ai dit… elle a dit…».
– Dans la Genèse, quand Dieu vient interroger Adam après le coup du fruit interdit, c'est comme ça que le pleutre retrace le comportement de sa femme: «J'ai dit… elle a dit…» Pauvre Eve.
– Pour une fois, nous sommes d'accord.
– Nous le sommes beaucoup plus que vous ne l'imaginez. J'ai dit: «En ce cas, qu'est-ce que vous proposez?» Elle a dit: «Disparaissez à jamais.» J'ai dit: «On ne peut pas se quitter comme ça!» Elle a dit: «On le peut et on le doit.» J'ai dit: «Il n'en est pas question. Je vous aime trop pour ça. J'ai besoin qu'il se passe quelque chose.» Elle a dit: «Je me fiche de vos besoins.» J'ai dit: «Vous n'auriez pas dû dire ça. Ce n'est pas gentil.» Elle a ri.
– Il y avait de quoi.
– J'ai dit: «Vous me décevez.» Elle a dit: «Vous ne manquez pas d'air. Non seulement vous me violez, mais en plus il faudrait que je sois à la hauteur de vos attentes?» J'ai dit: «Et si je vous aidais à me tuer? Vous verrez, je me
montrerai très coopératif.» Elle a dit: «Je ne verrai rien. Vous allez partir, maintenant.» J'ai dit: «Au début, vous évoquiez des couteaux. Où sont-ils?» Elle n'a pas répondu. Je suis allé dans la cuisine et j'ai trouvé un grand couteau.
– Pourquoi n'a-t-elle pas essayé de s'enfuir?
– Je la tenais fermement d'une main. De l'autre, j'ai placé le couteau dans son poing. J'ai mis la lame contre mon ventre, j'ai dit: «Allez-y.» Elle a dit: «Pas question. Vous seriez trop content.» J'ai dit: «Ne le faites pas pour moi, faites-le pour vous.» Elle a dit: «Je vous répète que je n'en ai aucune envie.» J'ai dit: «Alors faites-le sans en avoir envie, pour me plaire.» Elle a rigolé: «Plutôt crever que vous
plaire!» J'ai dit: «Attention, je pourrais vous prendre au mot.» Elle a dit: «Je n'ai pas peur de vous, espèce de détraqué!» J'ai dit: «Il faut que ce couteau serve, en êtes-vous consciente? Il faut que du sang soit répandu. Comprenez-vous?» Elle a dit: «Il ne faut jamais rien.» J'ai dit: «Il le faut!» et je lui ai repris l'arme. Elle a compris mais il était trop tard. Elle a essayé de se débattre. En vain. Elle n'était pas costaude. J'ai enfoncé la lame dans son ventre. Elle n'a pas crié. J'ai dit: «Je vous aime. Je voulais seulement connaître votre prénom.» Elle est tombée en murmurant avec un rictus: «Vous avez une singulière façon de demander aux gens comment ils s'appellent.» C'était une mourante très civilisée. J'ai dit: «Allez, dites-le!» Elle a dit: «Plutôt mourir.» Ce furent ses dernières paroles. De rage, j'ai lacéré son giron de coups de couteau. Peine perdue, elle avait gagné: elle était morte sans que je puisse la nommer.
Il y eut un silence. Jérôme Angust semblait avoir reçu un coup sur la tête. Textor Texel reprit:
– Je suis parti en emportant le couteau. Sans le vouloir, j'avais commis le crime parfait: personne ne m'avait vu venir, à part la victime. Je n'avais pas dû laisser d'empreintes suffisantes pour me retrouver. La preuve, c'est que je suis toujours en liberté. Le lendemain, dans le journal, j'ai enfin eu la réponse à ma question. On avait découvert, dans l'appartement que désormais je connaissais, le cadavre d'une certaine Isabelle. Isabelle! J'étais ravi.
Il y eut à nouveau un silence.
– Cette fille, je la connaissais mieux que personne. Je l'avais violée, ce qui n'est déjà pas mal; je l'avais assassinée, ce qui reste la meilleure méthode pour découvrir intimement quelqu'un. Mais il me manquait une pièce maîtresse du puzzle: son prénom. Cette lacune m'avait été insupportable. J'avais été, pendant dix années, dans la situation d'un lecteur obsédé par un chef-d'œuvre, par un livre clé qui aurait donné un sens à sa vie, mais dont il aurait ignoré le titre.
Silence.
– Et là, je découvrais le titre de l'œuvre adorée: son prénom. Et quel prénom! Pendant toutes ces années, j'avoue avoir eu peur à l'idée que la dame de mes pensées pût s'appeler Sandra, Monique, Raymonde ou Cindy. Ouf, suprême ouf, elle portait un prénom ravissant, musical, aimable et limpide comme de l'eau de source. Un prénom, c'est déjà quelque chose, disait l'infortuné Luc Dietrich. On a déjà tant à aimer quand on ne sait de l'aimée que son prénom. Je savais son prénom, son sexe et sa mort.
– Et vous appelez ça connaître quelqu'un? dit Angust d'une voix de haine démesurée.
– J'appelle même cela aimer quelqu'un. Isabelle fut aimée et connue mieux que quiconque.
– Pas par vous.
– Par qui, sinon par moi?
– Ne vous viendrait-il pas à l'esprit, espèce de détraqué, que connaître quelqu'un c'est vivre avec lui, parler avec lui, dormir avec lui, et non le détruire?
– Oh là là, nous allons au-devant de grands et graves lieux communs. Votre prochaine réplique, c'est: «Aimer, c'est regarder ensemble dans la même direction.»
– Taisez-vous!
– Qu'avez-vous, Jérôme Angust? Vous tirez une de ces têtes!
– Vous le savez bien.
– Ne faites pas votre chochotte. Estimez-vous heureux: je ne vous ai pas raconté les détails du meurtre. Bon sang, ces gens qui n'ont tué personne sont d'une sensiblerie!
– Saviez-vous que le 24 mars 1989 était le vendredi saint?
– Et moi qui vous croyais irréligieux?
– Je le suis. Vous pas. Je suppose que vous n'avez pas choisi votre date au hasard.
– Je vous jure que si. Il y a de ces coïncidences.
– J'étais certain que le salaud qui avait fait ça avait des préoccupations mystiques. Je ne sais pas ce qui me retient de vous sauter à la gorge.
– Pourquoi prenez-vous tellement à cœur le sort d'une inconnue morte il y a dix ans?
– Arrêtez votre cinéma. Depuis combien de temps me poursuivez-vous?
– Quel narcissisme! Comme si je vous poursuivais!
– Au début, vous avez tenté de me faire avaler que vous vous en preniez à des quidams, histoire de les harceler pour votre plaisir.
– C'est la vérité.
– Ah bon. S'agit-il toujours d'individus dont vous avez assassiné la femme?
– Comment? Vous étiez le mari d'Isabelle?
– Comme si vous l'ignoriez!
– Et moi qui parlais de coïncidences!
– Assez! Il y a dix ans, vous avez tué celle qui était ma raison de vivre. Et vous trouvez le moyen de me démolir encore plus, non seulement en me racontant ce meurtre, mais aussi en m'apprenant ce viol d'il y a vingt ans, dont j'ignorais tout.
– Comme les hommes sont égoïstes! Si vous aviez mieux observé Isabelle, vous auriez su ce qu'elle vous cachait. Je voyais qu'il y avait en elle quelque chose de détruit. Elle ne voulait pas en parler.
– Et ça vous arrangeait bien.