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– Eh bien, tu as compris? demanda Texel.
– De quel droit me tutoyez-vous? On n'a pas gardé les cochons ensemble.
Textor hurla de rire. Les gens se pressaient autour d'eux pour regarder et écouter. Angust explosa. Il se leva et se mit à crier à l'adresse des spectateurs:
– Vous avez fini? Je casse la figure au prochain qui nous observe.
Il dut être convaincant car les badauds s'en allèrent. Ceux qui étaient assis à proximité s'écartèrent. Plus personne n'osa les approcher.
– Bravo, Jérôme! Quelle autorité! Moi qui ai gardé les cochons avec toi, je ne t'avais jamais vu dans cet état.
– Je vous interdis de me tutoyer!
– Allons, après tout ce qui nous est arrivé ensemble, tu peux bien me tutoyer toi aussi.
– C'est hors de question.
– Je te connais depuis si longtemps.
Jérôme regarda sa montre.
– Même pas deux heures.
– Je te connais depuis toujours.
Angust scruta le visage du Hollandais avec insistance.
– Textor Texel, c'est un nom d'emprunt? Etiez-vous à l'école avec moi?
– Te rappelles-tu avoir eu un petit camarade qui me ressemblait?
– Non, mais c'était il y a longtemps. Vous avez peut-être beaucoup changé.
– A ton avis, pourquoi la police ne m'a-t-elle pas arrêté?
– Je ne sais pas. Vous êtes peut-être quelqu'un de très connu en haut lieu.
– Et pourquoi les gens t'ont-ils observé comme un dingue?
– A cause de la réaction des policiers.
– Tu n'as rien compris, décidément.
– Qu'aurais-je dû comprendre?
– Qu'il n'y avait personne sur le siège à côté de toi.
– Si vous vous prenez pour l'homme invisible, comment expliquez-vous que, moi, je vous vois?
– Tu es le seul à me voir. Même moi, je ne me vois pas.
– Je ne comprends toujours pas en quoi vos sphingeries à deux francs cinquante vous autorisent à me tutoyer. Je ne vous le permets pas, monsieur.
– Si on n'a plus le droit de se tutoyer soi-même.
– Que dites-vous?
– Tu as très bien entendu. Je suis toi.
Jérôme regarda le Hollandais comme un demeuré.
– Je suis toi, reprit Textor. Je suis cette partie de toi que tu ne connais pas mais qui te connaît trop bien. Je suis la partie de toi que tu t'efforces d'ignorer.
– J'avais tort d'appeler la police. C'est l'asile d'aliénés qu'il faut contacter.
– Aliéné à toi-même, c'est vrai. Dès le début de notre conversation, je t'ai tendu des perches énormes. Quand je t'ai parlé de l'ennemi intérieur, je t'ai suggéré que je n'avais peut-être pas d'existence en dehors de toi, que j'étais une invention de ton cerveau. A quoi tu m'as répondu avec superbe que tu n'avais pas d'ennemi intérieur, toi. Mon pauvre Jérôme, tu as l'ennemi intérieur le plus encombrant du monde: moi.
– Vous n'êtes pas moi, monsieur. Vous vous appelez Textor Texel, vous êtes hollandais et vous êtes un emmerdeur de première classe.
– Et en quoi ces belles qualités m'empêchent-elles d'être toi?
– Une identité, une nationalité, une histoire personnelle, des caractéristiques physiques et mentales, tout cela fait de vous quelqu'un qui n'est pas moi.
– Mon vieux, tu n'es pas difficile, si tu te définis avec des ingrédients aussi indigents. C'est typique du cerveau humain: tu te concentres sur les détails pour ne pas avoir à aborder l'essentiel.
– Enfin, vos récits de bouillie pour les chats, vos mysticolâtries, c'est à des années-lumière de moi.
– Evidemment. Tu avais besoin de m'inventer très différent de toi, pour te persuader que ce n'était pas toi – pas toi du tout – qui avais tué ta femme.
– Taisez-vous!
– Désolé. Je ne me tais plus. Cela fait trop longtemps que je me tais. J'ajouterai que, depuis dix ans, ce silence est devenu encore plus insupportable.
– Je ne veux plus vous entendre.
– C'est pourtant toi qui m'ordonnes de parler. Ces cloisons si étanches que tu as construites dans ta tête ne tiennent plus: elles cèdent. Tu peux t'estimer heureux d'avoir eu droit à ces dix années d'innocence. Ce matin, tu t'es levé et préparé pour partir à Barcelone. Tes yeux ont lu le calendrier: 24 mars 1999. Ton cerveau n'a pas tiré la sonnette d'alarme pour te prévenir que c'était le dixième anniversaire de ton meurtre. A moi, cependant, tu n'as pu le cacher.
– Je n'ai pas violé ma femme!
– C'est vrai. Tu as seulement eu très envie de la violer, la première fois que tu l'as vue, au cimetière de Montmartre, il y a vingt ans. Tu en as rêvé la nuit. Au début de cet entretien, je t'ai dit que je faisais toujours ce dont j'avais envie. Je suis la partie de toi qui ne se refuse rien. Je t'ai offert ce rêve. Aucune loi n'interdit les fantasmes. Quelque temps plus tard, tu as revu Isabelle à une soirée, et tu es allé lui parler pour la première fois.
– Comment le savez-vous?
– Parce que je suis toi, Jérôme. Tu as trouvé drôle de converser civilement avec celle que tu avais violée en rêve. Tu lui as plu. Tu plais aux femmes, quand tu parviens à me cacher.
– C'est vous qui êtes détraqué. C'est vous qui avez tué ma femme et qui essayez de vous persuader que je suis le meurtrier, afin de vous innocenter.