37610.fb2 Cosm?tique de l’ennemi - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 17

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– Alors pourquoi ai-je passé des heures à plaider ma culpabilité?

– Vous êtes dingue. Il ne faut pas chercher de logique au comportement d'un fou.

– Ne dis pas trop de mal de moi. N'oublie pas que je suis toi.

– Si vous êtes moi, pourquoi ai-je eu l'étrange fantaisie de vous créer hollandais?

– Il valait mieux que je sois étranger afin de me différencier de toi. Je l'ai déjà dit.

– Mais pourquoi hollandais plutôt que patagon ou bantou?

– On a les étrangers qu'on peut. Patagon ou bantou, ton cerveau n'en aurait pas été capable.

– Et pourquoi vos délires jansénistes, moi qui ne suis pas religieux pour deux sous?

– Ça prouve simplement qu'il y a une partie refoulée de toi à qui il ne déplairait pas d'être mystique.

– Oh non, encore ce blabla psychanalytique de bazar!

– Regarde comme tu es fâché quand on ose suggérer que tu refoules quelque chose.

– Le verbe refouler, c'est le mot fourré-tout du XXe siècle.

– Et ça donne l'une des variétés d'assassin du XXe siècle: toi.

– Imaginez deux secondes que vos élucubrations soient exactes: ce criminel serait minable, pathétique, grotesque.

– C'est ce que je t'ai dit il y a quelques minutes: on a les criminels qu'on mérite. Désolé, mon pauvre Jérôme, il n'y avait pas de place en toi pour Jack l'Eventreur ni pour Landru. Il n'y avait place en toi que pour moi.

– Il n'y a pas place en moi pour vous!

– Je sais, c'est dur à avaler, hein?

– Si je devais vous croire, je serais le Docteur Jekyll en train de converser avec Mister Hyde.

– Ne te vante pas. Tu es beaucoup moins bien que le Docteur Jekyll, et par conséquent tu contiens un monstre beaucoup moins admirable que cette brute sanguinaire de Hyde. Tu n'es pas un grand savant obsessionnel, tu es un petit homme d'affaires comme il y en a tant: ta seule qualité, c'était ta femme. Depuis dix ans, ton veuvage est ton unique vertu.

– Pourquoi avez-vous tué Isabelle?

– C'est drôle. Tout à l'heure, tu ne voulais pas croire que j'étais l'assassin. Depuis que je t'ai refilé la patate chaude de la culpabilité, tu me crois sans aucune peine, tu me demandes même pourquoi j'ai tué ta femme. A présent, tu serais prêt à n'importe quoi, pourvu que l'on te persuade de ton innocence.

– Répondez: pourquoi avez-vous tué Isabelle?

– Je ne réponds pas aux questions mal posées. Il fallait me demander: «Pourquoi ai-je tué ma femme?»

– Cette question-là n'a pas lieu.

– Tu ne crois toujours pas que je suis toi?

– Je ne le croirai jamais. Etrange, cette religion du moi. «Je suis moi, rien que moi, rien d'autre que moi. Je suis moi, donc je ne suis pas la chaise sur laquelle je m'assieds, je ne suis pas l'arbre que je regarde. Je suis bien distinct du reste du monde, je suis limité aux frontières de mon corps et de mon esprit. Je suis moi, donc je ne suis pas ce monsieur qui passe, surtout si le monsieur se trouve être le meurtrier de ma femme.» Singulier credo.

– Singulier, oui, à la lettre.

– Je me demande ce que les gens de ton espèce font de la pensée. Cela doit te perturber, ce flux mental qui va où il veut, qui peut entrer dans la peau de chacun. Pourtant, c'est bien de ton petit moi que vient cette pensée. C'est inquiétant, ça menace tes cloisons. Heureusement, la plupart des gens ont trouvé le remède: ils ne pensent pas. Pourquoi penseraient-ils? Ils laissent penser ceux dont ils considèrent que c'est le métier: les philosophes, les poètes. C'est d'autant plus pratique qu'on ne doit pas tenir compte de leurs conclusions. Ainsi, un magnifique philosophe d'il y a trois siècles peut bien dire que le moi est haïssable, un superbe poète du siècle dernier déclarer que je est un autre: c'est joli, ça sert à converser dans les salons, sans que cela affecte le moins du monde notre réconfortante certitude – je suis moi, tu es toi et chacun reste chez soi.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que vous avez la langue bien pendue.

– Voilà ce qui arrive, quand on muselle son ennemi intérieur trop longtemps: quand il parvient enfin à tenir le crachoir, il ne le lâche plus.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que tout à l'heure, quand je bouchais mes oreilles, je ne vous entendais plus.

– Dans le genre, tu as fait beaucoup mieux: tu ne m'as pas entendu pendant des dizaines d'années, sans même te boucher les oreilles.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que je ne connais rien au jansénisme ni à ce genre de choses. Vous êtes beaucoup plus lettré que moi.

– Non: je suis la partie de toi qui n'oublie rien. C'est l'unique différence. Si les gens avaient de la mémoire, ils s'entendraient parler de sujets auxquels ils croyaient ne rien connaître.

– La preuve que je ne suis pas vous, c'est que je déteste le beurre de cacahouètes.

Textor éclata de rire.

– Alors, ça, mon vieux, comme preuve, c'est édifiant!

– Il n'empêche que c'est vrai: j'ai horreur de ça. Qu'est-ce que vous en dites? Vous êtes bien embêté, hein?

– Je vais t'apprendre une chose: la partie de toi qui prétend détester le beurre de cacahouètes est la même qui salive devant les hot dogs du boulevard de Ménilmontant sans jamais oser s'en acheter.

– Qu'est-ce que vous me chantez là?

– Quand on est un monsieur qui va à des déjeuners d'affaires où on lui sert du turbot aux petits légumes et autres bouches-en-cul-de-poulage, on affecte d'ignorer qu'il y a en soi un rustre qui rêve de bouffer des horreurs dont il dit le plus grand mal, comme le beurre de cacahouètes et les hot dogs du boulevard de Ménilmontant. Tu y allais souvent, au cimetière du Père-Lachaise, avec ta femme. Elle aimait tant voir les si beaux arbres nourris par les morts et les tombes des jeunes filles aimées. Toi, tu étais beaucoup plus ému par l'odeur des saucisses qui cuisaient en face. Bien entendu, tu serais rentré sous terre plutôt que de te l'avouer. Mais moi, je suis la partie de toi qui ne se refuse rien de ce dont elle a vraiment envie.

– Quel délire!

– Tu as tort de nier. Pour une fois que tu caches quelque chose de sympathique.

– Je ne cache rien, monsieur. Tu l'aimais, Isabelle?

– Je l'aime toujours comme un fou.

– Et tu laisserais à un autre que toi le privilège de l'avoir tuée?

– Ce n'est pas un privilège.

– Si. Celui qui l'a tuée, c'est forcément celui qui l'aimait le plus!

– Non! C'est celui qui l'aimait mal!

– Mal mais plus.