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– Tout à l'heure, vous m'avez raconté une version complètement différente. A quand la troisième, la quatrième?
– Je t'avais raconté la version de Textor Texel, qui n'est pas contradictoire avec celle de Jérôme Angust. Ta femme t'a détesté, ce jour-là, parce qu'elle a deviné en toi le monstre se pourléchant de rêves de viol. Ta version est silencieuse, la mienne sous-titre ce mutisme du dialogue mental que Textor Texel a eu avec Isabelle. Dans ma version, j'évoquais Adam et Eve. Ça tombe bien: dans la Genèse aussi, il y a deux versions de leur histoire. Le narrateur vient à peine de finir le récit de la chute qu'il le raconte à nouveau, d'une autre manière. A croire qu'il y prend plaisir.
– Moi pas.
– Tant pis pour toi. Après le meurtre, tu as emporté le couteau et tu es reparti au bureau. Là, tu es redevenu calmement Jérôme Angust. Tout était à sa place. Tu étais heureux.
– C'était la dernière fois de ma vie que j'étais heureux.
– Vers vingt heures, tu es retourné chez toi, comme un type content d'être en week-end.
– J'ai ouvert la porte et j'ai découvert le spectacle.
– Spectacle que tu avais déjà vu: tu en étais l'auteur.
– J'ai hurlé d'horreur et de désespoir. Les voisins sont arrivés. Ils ont appelé la police. Quand elle m'a interrogé, j'étais sonné, abruti. On n'a jamais retrouvé le coupable.
– Quand je te disais que tu avais commis le crime parfait!
– Le crime le plus infect qui soit,oui.
– Ne te flatte pas. Tu es drôle. Ce col-blanc à qui l'on vient d'apprendre qu'il a tué sa femme et qui se prend pour un être abject: c'est la folie des grandeurs. Tu n'es qu'un amateur, ne l'oublie pas.
– Vous, que vous soyez moi ou non, je vous hais!
– Tu as encore un doute? Prends ton portable, appelle ta secrétaire.
– Pour lui dire quoi?
– Obéis-moi.
– Je veux savoir!
– Si tu continues, c'est moi qui l'appelle.
Angust sortit son portable et composa un numéro.
– Catherine? C'est Jérôme. Je ne vous dérange pas?
– Dis-lui d'aller regarder sous la liasse de paperasse, dans le dernier tiroir en bas à gauche de ton bureau.
– Pourriez-vous me rendre un service? Regardez sous la pile de paperasse, dans le dernier tiroir en bas à gauche de mon bureau. Merci. J'attends, je reste en ligne.
– A ton avis, que va-t-elle y trouver, cette chère Catherine?
– Aucune idée. Je n'ai plus ouvert ce tiroir depuis… Allô, oui, Catherine? Ah. Merci. Je l'avais perdu depuis quelque temps. désolé de vous avoir dérangée. A bientôt.
Angust coupa la communication. Il était livide.
– Eh oui, sourit Textor, Le couteau. Il est au fond de ce tiroir depuis dix ans. Bravo, tu as été impeccable. Aucune émotion dans ta voix. Catherine n'y a vu que du feu.
– Ça ne prouve rien. C'est vous qui avez mis ce couteau à cet endroit!
– Oui, c'est moi.
– Ah! Vous avouez!
– J'ai avoué depuis longtemps.
– Vous aurez profité d'une absence de Catherine et vous vous serez glissé dans mon bureau…
– Arrête. Je suis toi. Je n'ai pas besoin de me dissimuler pour aller dans ton bureau.
Angust prit sa tête dans ses mains.
– Si vous êtes moi, pourquoi n'ai-je aucun souvenir de ce que vous racontez?
– Il n'est pas nécessaire que tu t'en souviennes. Je me rappelle ton crime à ta place.
– En ai-je commis d'autres?
– Ça ne te suffit pas?
– J'aimerais que vous ne me cachiez plus rien.
– Rassure-toi. Dans ta vie, tu n'as aimé qu'Isabelle. Tu n'as donc tué qu'elle. Tu l'avais découverte dans un cimetière, tu l'as restituée au lieu de votre rencontre.
– Je ne parviens pas à vous croire. J'aimais Isabelle à un point que vous n'imaginez pas.
– Je sais. Je l'aimais du même amour. Si tu ne parviens pas à me croire, n'oublie pas, mon cher Jérôme, qu'il existe un moyen ultime et infaillible de vérifier mes dires.
– Ah?
– Tu ne vois pas?
– Non.
– C'est pourtant une chose que je te demande depuis pas mal de temps.
– Vous tuer?
– Oui. Si tu es toujours en vie après m'avoir tué, tu sauras alors que tu étais innocent du meurtre de ta femme.
– Mais coupable de vous avoir assassiné.
– C'est ce qu'on appelle un risque.