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– Où est le problème?
Angust se leva encore pour reprendre son ancienne place: tant qu'à se faire humilier par un raseur, autant se passer de spectateurs.
– Vous avez des ennuis professionnels? répéta Texel.
– Inutile de me poser des questions. Je ne répondrai pas.
– Pourquoi?
– Je ne peux pas vous empêcher de parler puisque ce n'est pas interdit. Vous ne pouvez pas me forcer à répondre puisque ce n'est pas obligatoire.
– Vous venez cependant de me répondre.
– Pour mieux m'en abstenir ensuite.
– Je vais donc vous parler de moi.
– J'en étais sûr.
– Comme je vous l'ai déjà dit, mon nom est Texel. Textor Texel.
– Navré.
– Vous dites cela parce que mon nom est bizarre?
– Je dis cela parce que je suis navré de vous rencontrer, monsieur.
– Il n'est pourtant pas si bizarre, mon nom. Texel est un patronyme comme un autre, qui dit mes origines hollandaises. Cela sonne bien, Texel. Qu'en pensez-vous?
– Rien.
– Evidemment, Textor, c'est moins facile. Pourtant, c'est un prénom qui a ses lettres de noblesse. Savez-vous que c'était l'un des nombreux prénoms de Goethe?
– Le pauvre.
– Non: ce n'est pas si mal, Textor.
– Ce qui est affligeant, c'est d'avoir quelque chose en commun avec vous, ne serait-ce qu'un prénom.
– On croit que c'est laid, Textor, mais si l'on y réfléchit, ce n'est pas bien différent du mot «texte», qui est irréprochable. A votre avis, quelle pourrait être l'étymologie du prénom Textor?
– Punition? Châtiment?
– Auriez-vous donc quelque chose à vous reprocher? demanda l'homme avec un drôle de sourire.
– Vraiment pas. Il n'y a pas de justice: on s'en prend toujours à des innocents.
– Quoi qu'il en soit, votre proposition est fantaisiste. Textor vient de «texte».
– Si vous saviez combien ça m'est égal.
– Le mot «texte» vient du verbe latin texere, qui signifie «tisser». Comme quoi le texte est d'abord un tissage de mots. Intéressant, n'est-ce pas?
– En somme, votre prénom signifie «tisserand»?
– J'y verrais plutôt le sens second, plus élevé, de «rédacteur»; celui qui tisse le texte. Dommage qu'avec un nom pareil je ne sois pas écrivain.
– En effet. Vous noirciriez du papier au lieu d'accabler les inconnus avec votre bla-bla.
– Comme quoi c'est un beau prénom que le mien. En vérité, ce qui pose problème, c'est la conjonction de mon patronyme et de mon prénom: il faut reconnaître que Textor Texel, cela sonne mal.
– C'est bien fait pour vous.
– Textor Texel, reprit l'homme en insistant sur la difficulté qu'il y avait à prononcer cette succession de x et de t. Je me demande ce qui s'est passé dans la tête de mes parents pour m'appeler ainsi.
– Fallait leur demander.
– Mes parents sont morts quand j'avais quatre ans, en me laissant en héritage cette identité mystérieuse, comme un message que j'aurais à élucider.
– Elucidez-le sans moi.
– Textor Texel… Avec le temps, quand on s'est habitué à prononcer ces sons complexes, on cesse de les trouver discordants. Il y a même, en fin de compte, une certaine beauté phonétique à ce nom singulier: Textor Texel, Textor Texel, Textor…
– Vous allez encore vous gargariser longtemps?
– De toute façon, comme l'écrit le linguiste Gustave Guillaume: «Les choses qui plaisent à l'oreille sont celles qui plaisent à l'esprit.»
– Que peut-on faire contre les gens de votre espèce? S'enfermer aux toilettes?
– Cela ne servirait à rien, cher monsieur. Nous sommes dans un aéroport: les toilettes ne sont pas isolées phoniquement. Je vous accompagnerais en ces lieux et je continuerais à vous parler derrière la porte.
– Pourquoi faites-vous ça?
– Parce que j'en ai envie. Je fais toujours ce dont j'ai envie.
– Moi, j'ai envie de vous casser la gueule.
– Pas de chance pour vous: ce n'est pas légal. Moi, ce que j'aime dans la vie, ce sont les nuisances autorisées. Elles sont d'autant plus amusantes que les victimes n'ont pas le droit de se défendre.
– Vous n'avez pas d'ambitions plus hautes dans l'existence?
– Non.
– Moi, si.
– Ce n'est pas vrai.