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– Je brûle tout sous forme d'anxiété. Je n'ai pas changé depuis l'adolescence: je traîne toujours en moi ce fardeau de culpabilité que je découvrais alors.
– Pourquoi cette culpabilité?
– Croyez-vous que les gens malades de culpabilité aient besoin d'un motif sérieux? Mon ennemi intérieur était né à la faveur de la pâtée pour chats: il aurait pu trouver d'autres prétextes. Quand on est destiné à devenir un coupable, il n'est pas nécessaire d'avoir quelque chose à se reprocher. La culpabilité se fraiera un passage par n'importe quel moyen. C'est de la prédestination. Le jansénisme: encore une invention hollandaise.
– Oui. Comme le beurre de cacahouètes et autres monstruosités.
– J'aime le beurre de cacahouètes.
– Ça ne m'étonne pas.
– J'aime surtout le jansénisme. Une doctrine aussi injuste ne pouvait que me plaire. Enfin une théorie capable de cruauté sincère, comme l'amour.
– Et dire que je me retrouve dans un aéroport en train de me faire emmerder par un janséniste.
– Qui sait? Cela aussi, c'est peut-être de la prédestination. Il n'est pas impossible que vous ayez vécu jusqu'ici dans le seul but de me rencontrer.
– Je vous jure que non.
– Qui êtes-vous pour le décréter?
– Il m'est arrivé des choses autrement importantes, dans mon existence.
– Par exemple?
– Je n'ai pas envie de vous en parler.
– Vous avez tort. Je vais vous apprendre un grand principe, Jérôme Angust. Il n'y a qu'une seule façon légale de me faire taire: c'est de parler. N'oubliez pas. Cela pourrait vous sauver.
– Me sauver de quoi, enfin?
– Vous verrez. Parlez-moi de votre femme, monsieur.
– Comment savez-vous que je suis marié? Je ne porte pas d'alliance.
– Vous venez de m'apprendre que vous êtes marié. Parlez-moi donc de votre femme.
– C'est hors de question.
– Pourquoi?
– Je n'ai aucune envie de vous parler d'elle.
– J'en conclus que vous ne l'aimez plus.
– Je l'aime!
– Non. Les gens qui aiment sont toujours intarissables sur l'objet de leur amour.
– Qu'en savez-vous? Je suis sûr que vous n'aimez personne.
– J'aime.
– Alors allez-y, soyez intarissable sur l'objet de votre amour.
– J'aime une femme sublime.
– En ce cas, que faites-vous ici? Vous êtes impardonnable de ne pas être auprès d'elle. Vous perdez votre temps à importuner des inconnus quand vous pourriez être avec elle?
– Elle ne m'aime pas.
– Vous perdez votre temps à importuner des inconnus quand vous pourriez la séduire?
– J'ai déjà essayé.
– Obstinez-vous!
– Inutile.
– Dégonflé!
– Je sais trop bien que cela ne servirait à rien.
– Et vous osez prétendre que vous l'aimez?
– Elle est morte.
– Ah!
Le visage de Jérôme se décomposa. Il se tut.
– Quand je l'ai connue, elle était vivante. Je le précise, car il y a des hommes qui ne sont capables d'aimer que des femmes déjà mortes. C'est tellement plus commode, une femme qu'on n'a jamais vue vivre. Mais moi, je l'aimais parce qu'elle était vivante. Elle était plus vivante que les autres. Encore aujourd'hui, elle est plus vivante que les autres.
Silence.
– Ne prenez pas cet air consterné, Jérôme Angust.
– Vous avez raison. Votre femme est morte: ce n'est pas si grave.
– Je n'ai jamais dit que c'était ma femme.
– Raison de plus pour ne pas prendre ça au tragique.
– Vous trouvez qu'il y a de quoi rire?
– Il faudrait savoir: vous me disiez de ne pas prendre un air consterné.