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Je dois revenir en arrière, raconter ces deux mois passés, autrement qu’en resterait-il? Quand les événements que je vais dire auront peu à peu terminé leur faible remous, leurs cercles concentriques, sur ceux des personnages qu’ils ont simplement effacés, comme l’eau refermée d’un lac, quand seront amorties les émotions poignantes, puis moins poignantes, puis douces que je leur dois, le monde de nouveau me paraîtra sûr. Ne puis-je pas me promener déjà, là où devrait m’être cruel le souvenir de Geneviève et de Bernis, sans qu’à peine le regret me touche?
Deux mois plus tôt il montait vers Paris, mais, après tant d’absence, on ne retrouve plus sa place: on encombre une ville. Il n’était plus que Jacques Bernis habillé d’un veston qui sentait le camphre. Il se mouvait dans un corps engourdi, maladroit, et demandait à ses cantines, trop bien rangées dans un coin de la chambre, tout ce qu’elles révélaient d’instable, de provisoire: cette chambre n’était pas conquise encore par du linge blanc, par des livres.
«Allo… C’est toi?» Il recense les amitiés. On s’exclame, on le félicite:
– Un revenant! Bravo!
– Eh oui! Quand te verrai-je?
On n’est justement pas libre aujourd’hui. Demain? Demain on joue au golf, mais qu’il vienne aussi. Il ne veut pas? Alors après-demain. Dîner. Huit heures précises.
Il entre, pesant, dans un dancing, garde, parmi les gigolos, son manteau comme un vêtement d’explorateur. Ils vivent leur nuit dans cette enceinte comme des goujons dans un aquarium, tournent un madrigal, dansent, reviennent boire. Bernis dans ce milieu flou, où seul il garde sa raison, se sent lourd comme un portefaix, pèse droit sur ses jambes. Ses pensées n’ont point de halo. Il avance, parmi les tables, vers une place libre. Les yeux des femmes qu’il touche des siens se dérobent, semblent s’éteindre. Les jeunes gens s’écartent flexibles pour qu’il passe. Ainsi, la nuit, les cigarettes des sentinelles, à mesure que l’officier de ronde avance, tombent des doigts.
Ce monde, nous le retrouvions chaque fois, comme les matelots bretons retrouvent leur village de carte postale et leur fiancée trop fidèle, à leur retour à peine vieillie. Toujours pareille, la gravure d’un livre d’enfance. À reconnaître tout si bien en place, si bien réglé par le destin, nous avions peur de quelque chose d’obscur. Bernis s’informait d’un ami: «Mais oui. Le même. Ses affaires ne vont pas bien fort. Enfin tu sais… la vie.» Tous étaient prisonniers d’eux-mêmes, limités par ce frein obscur et non comme lui, ce fugitif, cet enfant pauvre, ce magicien.
Les visages de ses amis à peine usés, à peine amincis par deux hivers, par deux étés. Cette femme dans un coin du bar: il la reconnaissait. Le visage à peine fatigué d’avoir servi tant de sourires. Ce barman: le même. Il eut peur d’en être reconnu, comme si cette voix en l’interpellant devait ressusciter en lui un Bernis mort, un Bernis sans ailes, un Bernis qui ne s’était pas évadé.
Peu à peu, pendant le retour, un paysage se bâtissait déjà autour de lui, comme une prison. Les sables du Sahara, les rochers d’Espagne, étaient peu à peu retirés, comme des vêtements de théâtre, du paysage vrai qui allait transparaître. Enfin, dès la frontière franchie, Perpignan servie par sa plaine. Cette plaine où traînait encore le soleil, en coulées obliques, allongées, à chaque minute plus élimées, ces vêtements d’or, çà et là sur l’herbe, à chaque minute plus fragiles, plus transparents et qui ne s’éteignent pas mais s’évaporent. Alors ce limon vert, sombre et doux sous l’air bleu. Ce fond tranquille. Moteur au ralenti, cette plongée vers ce fond de mers où tout repose, où tout prend l’évidence et la durée d’un mur.
Ce trajet en voiture de l’aéroport vers la gare. Ces visages en face du sien fermés, durcis. Ces mains qui portaient leur destin gravé et reposaient à plat sur les genoux, si lourdes. Ces paysans frôlés qui revenaient des champs. Cette jeune fille devant sa porte qui guettait un homme entre cent mille, qui avait renoncé à cent mille espérances. Cette mère qui berçait un enfant, qui en était déjà prisonnière, qui ne pouvait fuir.
Bernis directement posé au secret des choses revenait au pays par le sentier le plus intime, les mains dans les poches, sans valise, pilote de ligne. Dans le monde le plus immuable où, pour toucher un mur, pour allonger un champ, il fallait vingt ans de procès.
Après deux ans d’Afrique et de paysages mouvants et toujours changeants comme la face de la mer, mais qui, un à un dérobés, laissaient nu ce vieux paysage, le seul, l’éternel, celui dont il était sorti, il prenait pied sur un vrai sol, archange triste.
«Et voilà tout pareil…»
Il avait craint de trouver les choses différentes et voici qu’il souffrait de les découvrir si semblables. Il n’attendait plus des rencontres, des amitiés qu’un ennui vague. De loin on imagine. Les tendresses, au départ, on les abandonne derrière soi avec une morsure au cœur, mais aussi avec un étrange sentiment de trésor enfoui sous terre. Ces fuites quelquefois témoignent de tant d’amour avare. Une nuit dans le Sahara peuplé d’étoiles, comme il rêvait à ces tendresses lointaines, chaudes et couvertes par la nuit, par le temps, comme des semences, il eut ce brusque sentiment: s’être écarté un peu pour regarder dormir. Appuyé à l’avion en panne, devant cette courbe du sable, ce fléchissement de l’horizon, il veillait ses amours comme un berger…
«Et voici ce que je retrouve!»
Et Bernis m’écrivit un jour:
… Je ne te parle pas de mon retour: je me crois le maître des choses quand les émotions me répondent. Mais aucune ne s’est réveillé. J’étais pareil à ce pèlerin qui arrive une minute trop tard à Jérusalem. Son désir, sa foi venaient de mourir: il trouve des pierres. Cette ville ici: un mur. Je veux repartir. Te souviens-tu de ce premier départ? Nous l’avons fait ensemble. Murcie, Grenade couchées comme des bibelots dans leur vitrine et, car nous n’atterrissions pas, ensevelies dans le passé. Déposées là par les siècles qui se retirent. Le moteur faisait ce bruit dense qui existe seul et derrière lequel le paysage passe en silence comme un film. Et ce froid, car nous volions haut: ces villes prises dans la glace. Tu te souviens?
J’ai gardé les papiers que tu me passais:
«Surveille ce cliquetis bizarre… ne t’engage pas sur le détroit si ça augmente.»
Deux heures après, à Gibraltar: «Attends Tarifa pour traverser: meilleur.»
À Tanger: «Ne te pose pas trop long: terrain mou.»
Simplement. Avec ces phrases-là, on gagne le monde. J’avais la révélation d’une stratégie que ces ordres brefs rendaient si forte. Tanger, cette petite ville de rien du tout, c’était ma première conquête. C’était, vois-tu, c’était mon premier cambriolage. Oui. À la verticale, d’abord, mais si loin. Puis, pendant la descente, cette éclosion des prés, des fleurs, des maisons. Je ramenais au jour une ville engloutie et qui devenait vivante. Et tout à coup cette découverte merveilleuse: à cinq cents mètres du terrain cet Arabe qui labourait, que je tirais à moi, dont je faisais un homme à mon échelle, qui était vraiment mon butin de guerre ou ma création ou mon jeu. J’avais pris un otage et l’Afrique m’appartenait.
Deux minutes plus tard, debout sur l’herbe, j’étais jeune, comme posé dans quelque étoile où la vie recommence. Dans ce climat neuf. Je me sentais dans ce sol, dans ce ciel, comme un jeune arbre. Et je m’étirais du voyage avec cette adorable faim. Je faisais des pas allongés, flexibles, pour me délasser du pilotage et je riais d’avoir rejoint mon ombre: l’atterrissage.
Et ce printemps! Te souviens-tu de ce printemps après la pluie grise de Toulouse? Cet air si neuf qui circulait entre les choses. Chaque femme contenait un secret: un accent, un geste, un silence. Et toutes étaient désirables. Et puis, tu me connais, cette hâte de repartir, de chercher plus loin ce que je pressentais et ne comprenais pas, car j’étais ce sourcier dont le coudrier tremble et qu’il promène sur le monde jusqu’au trésor.
Mais dis-moi donc ce que je cherche et pourquoi contre ma fenêtre, appuyé à la ville de mes amis, de mes désirs, de mes souvenirs, je désespère? Pourquoi, pour la première fois, je ne découvre pas de source et me sens si loin du trésor? Quelle est cette promesse obscure que l’on m’a faite et qu’un dieu obscur ne tient pas?
J’ai retrouvé la source. T’en souviens-tu? C’est Geneviève…
En lisant ce mot de Bernis, Geneviève, j’ai fermé les yeux et vous ai revue petite fille. Quinze ans quand nous en avions treize. Comment auriez-vous vieilli dans nos souvenirs? Vous étiez restée cette enfant fragile, et c’est elle, quand nous entendions parler de vous, que nous hasardions, surpris, dans la vie.
Tandis que d’autres poussaient devant l’Autel une femme déjà faite, c’est une petite fille que Bernis et moi, du fond de l’Afrique, avons fiancée. Vous avez été, enfant de quinze ans, le plus jeune des mères. À l’âge où l’on écorche aux branches des mollets nus, vous exigiez un vrai berceau, jouet royal. Et tandis que parmi les vôtres, qui ne devinaient pas le prodige, vous faisiez dans la vie d’humbles gestes de femme, vous viviez pour nous un conte enchanté et vous entriez dans le monde par la porte magique – comme dans un bal costumé, un bal d’enfants – déguisée en épouse, en mère, en fée…
Car vous étiez fée. Je me souviens. Vous habitiez sous l’épaisseur des murs une vieille maison. Je vous revois vous accoudant à la fenêtre, percée en meurtrière, et guettant la lune. Elle montait. Et la plaine commençait à bruire et secouait aux ailes des cigales ses crécelles, au ventre des grenouilles ses grelots, au cou des bœufs qui rentraient ses cloches. La lune montait. Parfois du village un glas s’élevait, portant aux grillons, aux blés, aux cigales, l’inexplicable mort. Et vous vous penchiez en avant, inquiète pour les fiancés seulement, car rien n’est aussi menacé que l’espérance. Mais la lune montait. Alors couvrant le glas, les chats-huants s’appelaient l’un l’autre pour l’amour. Les chiens errants l’assiégeaient en cercle et criaient vers elle. Et chaque arbre, chaque herbe, chaque roseau était vivant. Et la lune montait.
Alors vous nous preniez les mains et vous nous disiez d’écouter parce que c’étaient les bruits de la terre et qu’ils rassuraient et qu’ils étaient bons.
Vous étiez si bien abritée par cette maison et, autour d’elle, par cette robe vivante de la terre. Vous aviez conclu tant de pactes avec les tilleuls, avec les chênes, avec les troupeaux que nous vous nommions leur princesse. Votre visage s’apaisait par degrés quand, le soir, on rangeait le monde pour la nuit. «Le fermier a rentré ses bêtes.» Vous le lisiez aux lumières lointaines des étables. Un bruit sourd: «On ferme l’écluse.» Tout était en ordre. Enfin le rapide de sept heures du soir faisait son orage, doublait la province et s’évadait, nettoyant enfin votre monde de ce qui est inquiet, mobile, incertain comme un visage aux vitres des sleepings. Et c’était le dîner dans une salle à manger trop grande, mal éclairée, où tu devenais la reine de la nuit car nous te surveillons sans relâche comme des espions. Tu t’asseyais silencieuse parmi de vieilles gens, au centre de ces boiseries et penchée en avant, n’offrant que ta seule chevelure à l’enclos doré des abat-jour, couronnée de lumière, tu régnais. Tu nous paraissais éternelle d’être si bien liée aux choses, si sûre des choses, de tes pensées, de ton avenir. Tu régnais…
Mais nous voulions savoir s’il était possible de te faire souffrir, de te serrer dans les bras jusqu’à t’étouffer, car nous sentions en toi une présence humaine que nous désirions amener au jour. Une tendresse, une détresse que nous désirions amener aux yeux. Et Bernis te prenait dans les bras et tu rougissais. Et Bernis te serrait plus fort et tes yeux devenaient brillants de larmes sans que tes lèvres se soient enlaidies, comme aux vieilles qui pleurent, et Bernis me disait que ces larmes venaient du cœur soudain rempli, plus précieuses que des diamants, et que celui qui les boirait serait immortel. Il me disait aussi que tu habitais ton corps, comme cette fée sous les eaux, et qu’il connaissait mille sortilèges pour te ramener à la surface, dont le plus sûr était de te faire pleurer. C’est ainsi que nous te volions de l’amour. Mais, quand nous te lâchions, tu riais et ce rire nous remplissait de confusion. Ainsi un oiseau, moins serré, s’envole.
«Geneviève, lis-nous des vers.»
Tu lisais peu et nous pensions que déjà tu connaissais tout. Nous ne t’avons jamais vue étonnée.
«Lis-nous des vers…»
Tu lisais, et, pour nous, c’étaient des enseignements sur le monde, sur la vie, qui nous venaient non du poète, mais de ta sagesse. Et les détresses des amants et les pleurs des reines devenaient de grandes choses tranquilles. On mourait d’amour avec tant de calme dans ta voix…
«Geneviève, est-ce vrai que l’on meurt d’amour?»
Tu suspendais les vers, tu réfléchissais gravement. Tu cherchais sans doute la réponse chez les fougères, les grillons, les abeilles et tu répondais «oui» puisque les abeilles en meurent. C’était nécessaire et paisible.
«Geneviève, qu’est-ce qu’un amant?»
Nous désirions te faire rougir. Tu ne rougissais pas. À peine moins légère tu regardais de face l’étang tremblant de lune. Nous pensions qu’un amant, c’était pour toi cette lumière.
«Geneviève, as-tu un amant?»
Cette fois-ci tu rougirais! Mais non. Tu souriais sans gêne. Tu secouais la tête. Dans ton royaume, une saison apporte les fleurs, l’automne les fruits, une saison apporte l’amour: la vie est simple.
«Geneviève, sais-tu ce que nous ferons plus tard?» Nous voulions t’éblouir et nous t’appelions: faible femme. «Nous serons, faible femme, des conquérants.» Nous t’expliquions la vie. Les conquérants qui reviennent chargés de gloire et prennent pour maîtresse celle qu’ils aimaient.
«Alors nous serons tes amants. Esclave, lis-nous des vers…»
Mais tu ne lisais plus. Tu repoussais le livre. Tu sentais soudain ta vie si certaine, comme un jeune arbre se sentirait croître et développer la graine au jour. Il n’était plus rien que de nécessaire. Nous étions des conquérants de fable, mais toi tu t’appuyais sur tes fougères, tes abeilles, tes chèvres, tes étoiles, tu écoutais les voix de tes grenouilles, tu tirais ta confiance de toute cette vie qui montait et autour de toi dans la paix nocturne et en toi-même de tes chevilles vers ta nuque pour ce destin inexprimable et pourtant sûr.
Et comme la lune était haute et qu’il était temps de dormir, tu fermais la fenêtre et la lune brillait derrière la vitre. Et nous te disions que tu avais fermé le ciel comme une vitrine et que la lune y était prise et une poignée d’étoiles, car nous cherchions par tous les symboles, par tous les pièges, à t’entraîner, sous les apparences, dans ce fond des mers où nous appelait notre inquiétude.
… J’ai retrouvé la source. C’est elle qu’il me fallait pour me reposer du voyage. Elle est présente. Les autres… Il est des femmes dont nous disions qu’elles sont, après l’amour, rejetées au loin dans les étoiles, qui ne sont rien qu’une construction du cœur. Geneviève… tu te souviens, nous la disions, elle, habitée. Je l’ai retrouvée comme on retrouve le sens des choses et je marche à son côté dans un monde dont je découvre enfin l’intérieur…
Elle lui venait de la part des choses. Elle servait d’intermédiaire, après mille divorces, pour mille mariages. Elle lui rendait ces marronniers, ce boulevard, cette fontaine. Chaque chose portait de nouveau ce secret au centre qui est son âme. Ce parc n’était plus peigné, rasé et dépouillé comme pour un Américain, mais justement on y rencontrait ce désordre dans les allées, ces feuilles sèches, ce mouchoir perdu qu’y laisse le pas des amants. Et ce parc devenait un piège.
Elle n’a jamais parlé d’Herlin, son mari, à Bernis, mais ce soir: «Un dîner ennuyeux, Jacques, des tas de gens: dînez avec nous, je serai moins seule!»
Herlin fait des gestes. Trop. Pourquoi cette assurance qu’il dépouillera dans l’intimité? Elle le regarde avec inquiétude. Cet homme pousse en avant un personnage qu’il se compose. Non par vanité, mais pour croire en soi. «Très juste, mon cher, votre observation.» Geneviève détourne la tête écœurée: ce geste rond, ce ton, cette sûreté apparente!
«Garçon! Cigares.»
Elle ne l’a jamais vu si actif, ivre, il semble, de son pouvoir. Dans un restaurant, sur un tréteau, on conduit le monde. Un mot touche une idée et la renverse. Un mot touche le garçon, le maître d’hôtel et les met en branle.
Geneviève sourit à demi: pourquoi ce dîner politique? Pourquoi depuis six mois cette lubie de politique? Il suffit à Herlin, pour se croire fort, de sentir passer par lui des idées fortes. Alors, émerveillé, il s’écarte un peu de sa statue et se contemple.
Elle les abandonne à leur jeu et se retourne vers Bernis:
– Enfant prodigue, parlez-moi du désert… quand nous reviendrez-vous pour toujours?
Bernis la regarde.
Bernis devine une enfant de quinze ans, qui lui sourit sous la femme inconnue, comme dans les contes de fées. Une enfant qui se cache mais ébauche ce geste et se dénonce: Geneviève, je me souviens du sortilège. Il faudra vous prendre dans les bras et vous serrer jusqu’à vous faire mal, et c’est elle, ramenée au jour, qui va pleurer…
Les hommes, maintenant, penchent vers Geneviève leurs plastrons blancs et font leur métier de séducteurs, comme si l’on gagnait la femme avec des idées, avec des images, comme si la femme était le prix d’un tel concours. Son mari aussi se fait charmant et la désirera ce soir. Il la découvre quand les autres l’ont désirée. Quand, dans sa robe du soir, son éclat, son désir de plaire, sous la femme a brillé un peu la courtisane. Elle pense: il aime ce qui est médiocre. Pourquoi ne l’aime-t-on jamais tout entière? On aime une part d’elle-même, mais on laisse l’autre dans l’ombre. On l’aime comme on aime la musique, le luxe. Elle est spirituelle ou sentimentale et on la désire. Mais ce qu’elle croit, ce qu’elle sent, ce qu’elle porte en elle… on s’en moque. Sa tendresse pour son enfant, ses soucis les plus raisonnables, toute cette part d’ombre: on la néglige.
Chaque homme près d’elle devient veule. Il s’offense avec elle, s’attendrit avec elle et semble dire pour lui plaire: je serai l’homme que vous voudrez. Et c’est vrai. Cela n’a pour lui aucune importance. Ce qui aurait de l’importance serait de coucher avec elle.
Elle ne pense pas toujours à l’amour: elle n’a pas le temps!
Elle se souvient des premiers jours de ses fiançailles. Elle sourit: Herlin découvre soudain qu’il est amoureux (sans doute l’avait-il oublié?). Il veut lui parler, l’apprivoiser, la conquérir: «Eh! Je n’ai pas le temps…» Elle marchait devant lui dans le sentier et d’une baguette nerveuse fauchait de jeunes branches sur le rythme d’une chanson. La terre mouillée sentait bon. Les branches se rabattaient en pluie sur le visage. Elle se répétait: «Je n’ai pas le temps… pas le temps!» Il fallait d’abord courir à la serre surveiller ses fleurs.
– Geneviève, vous êtes une enfant cruelle!
– Oui. Bien sûr. Regardez mes roses, elles pèsent lourd! C’est admirable une fleur qui pèse lourd.
– Geneviève, laissez-moi vous embrasser…
– Bien sûr. Pourquoi pas? Aimez-vous mes roses?
Les hommes aiment toujours ses roses.
«Mais non, mais non, mon petit Jacques, je ne suis pas triste.» Elle se penche à demi vers Bernis: «Je me souviens… j’étais une drôle de petite fille. Je m’étais fait un Dieu à mon idée. S’il me venait un désespoir d’enfant, je pleurais tout le jour sur l’irréparable. Mais, la nuit, dès la lampe soufflée, j’allais retrouver mon ami. Je lui disais dans ma prière: voilà ce qui m’arrive et je suis bien trop faible pour réparer ma vie gâchée. Mais je vous donne tout: vous êtes bien plus fort que moi. Débrouillez-vous. Et je m’endormais.»
Et puis, parmi les choses peu sûres, il en est tant d’obéissantes. Elle régnait sur les livres, les fleurs, les amis. Elle entretenait avec eux des pactes. Elle savait le signe qui fait sourire, le mot de ralliement, le seul: «Ah! C’est vous, mon vieil astrologue…» Ou quand Bernis entrait: «Asseyez-vous, enfant prodigue…» Chacun était lié à elle par un secret, par cette douceur d’être découvert, d’être compromis. L’amitié la plus pure devenait riche comme un crime.
«Geneviève, disait Bernis, vous régnez toujours sur les choses.»
Les meubles du salon, elle les remuait un peu, ce fauteuil elle le tirait, et l’ami trouvait enfin, là, surpris, sa vraie place dans le monde. Après la vie de tout un jour quel tumulte silencieux de musique éparse, de fleurs abîmées: tout ce que l’amitié saccage sur terre. Geneviève, sans bruit, faisait la paix dans son royaume. Et Bernis sentait si lointaine en elle, si bien défendue la petite fille captive qui l’avait aimé…
Mais les choses, un jour, se révoltèrent.
– Laisse-moi dormir…
– C’est inconcevable! Lève-toi. L’enfant étouffe.
Jetée hors du sommeil, elle courut au lit. L’enfant dormait. Lustré par la fièvre, la respiration courte, mais calme. Dans son demi-sommeil, Geneviève imaginait le souffle pressé des remorqueurs. «Quel travail!» Et cela durait depuis trois jours! Incapable de penser à rien, elle resta courbée sur le malade.
– Pourquoi m’as-tu dit qu’il étouffait? Pourquoi m’as-tu fait peur?…
Son cœur battait encore d’un tel sursaut. Herlin répondit:
– J’ai cru.
Elle savait qu’il mentait. Touché par quelque angoisse, incapable de souffrir seul, il faisait partager cette angoisse. La paix du monde, quand il souffrait, lui devenait insupportable. Et pourtant, après trois nuits de veille, elle avait besoin d’une heure de repos. Déjà, elle ne savait plus où elle en était.
Elle pardonnait ces mille chantages parce que les mots… quelle importance? Ridicule, cette comptabilité du sommeil!
«Tu n’es pas raisonnable», dit-elle seulement, puis, pour l’adoucir: «Tu es un enfant…»
Sans transition, elle demanda l’heure à la garde.
– Deux heures vingt.
– Ah oui?
Geneviève répétait «deux heures vingt…» Comme si s’imposait un geste urgent. Mais non. Il n’y avait rien qu’à attendre, comme en voyage. Elle tapota le lit, rangea les fioles, toucha la fenêtre. Elle créait un ordre invisible et mystérieux.
«Vous devriez dormir un peu», disait la garde.
Puis le silence. Puis, de nouveau, l’oppression d’un voyage où le paysage invisible court.
«Cet enfant qu’on a regardé vivre, qu’on a chéri…», déclamait Herlin. Il désirait se faire plaindre par Geneviève. Ce rôle de père malheureux…
«Occupe-toi, mon vieux, fais quelque chose!» conseillait doucement Geneviève. «Tu as un rendez-vous d’affaires: vas-y!»
Elle le poussait par les épaules, mais il cultivait sa douleur:
«Comment veux-tu! Dans un moment pareil…»
Dans un moment pareil, se disait Geneviève, mais… mais plus que jamais! Elle éprouvait un étrange besoin d’ordre. Ce vase déplacé, ce manteau d’Herlin traînant sur un meuble, cette poussière sur la console, c’était… c’étaient des pas gagnés par l’ennemi. Des indices d’une débâcle obscure. Elle luttait contre cette débâcle. L’or des bibelots, les meubles rangés sont des réalités claires à la surface. Tout ce qui est sain, net et luisant semblait, à Geneviève, protéger de la mort qui est obscure.
Le médecin disait: «Cela peut s’arranger: l’enfant est fort.» Bien sûr. Quand il dormait, il se cramponnait à la vie de ses deux petits poings fermés. C’était si joli. C’était si solide.
«Madame, vous devriez sortir un peu, vous promener, disait la garde; j’irai ensuite. Sans quoi nous n’allons pas tenir.»
Et le spectacle était étrange de cet enfant qui épuisait deux femmes. Qui, les yeux clos, la respiration courte, les entraînait au bout du monde.
Et Geneviève sortait pour fuir Herlin. Il lui faisait des conférences: «Mon devoir le plus élémentaire… Ton orgueil…» Elle ne comprenait rien à toutes ces phrases, parce qu’elle avait sommeil, mais certains mots l’étonnaient au passage comme «orgueil». Pourquoi orgueil? Qu’est-ce que ça vient faire ici?
Le médecin s’étonnait de cette jeune femme qui ne pleurait pas, ne prononçait aucun mot inutile, et le servait comme une infirmière précise. Il admirait cette petite servante de la vie. Et pour Geneviève, ces visites étaient les instants les meilleurs du jour. Non qu’il la consolât: il ne disait rien. Mais parce qu’en lui ce corps d’enfant était situé exactement. Parce que tout ce qui est grave, obscur, malsain, était exprimé. Quelle protection dans cette lutte contre l’ombre! Et cette opération même de l’avant-veille… Herlin geignait dans le salon. Elle était restée. Le chirurgien entrait dans la chambre en blouse blanche, comme la puissance tranquille du jour. L’interne et lui commençaient un combat rapide. Des mots nus, des ordres: chloroforme puis serrez puis iode détachés à voix basse et dépouillés d’émotion. Et tout à coup, comme Bernis dans son avion, elle avait eu la révélation d’une stratégie si forte: on allait vaincre.
«Comment peux-tu voir ça, disait Herlin, tu es donc une mère sans cœur?»
Un matin, devant le médecin, elle glissa doucement le long d’un fauteuil, évanouie. Quand elle revint à elle, il ne lui parla ni de courage ni d’espoir, ni n’exprima aucune pitié. Il la regarda gravement et lui dit: «Vous vous fatiguez trop. Ce n’est pas sérieux. Je vous donne l’ordre de sortir cet après-midi. N’allez pas au théâtre, les gens seraient trop bornés pour comprendre, mais faites quelque chose d’analogue.»
Et il pensait:
«Voilà ce que j’ai vu de plus vrai au monde.»
La fraîcheur du boulevard la surprit. Elle marchait et éprouvait un grand repos à se souvenir de son enfance. Des arbres, des plaines. Des choses simples. Un jour, beaucoup plus tard, cet enfant lui était venu et c’était quelque chose d’incompréhensible et en même temps de plus simple encore. Une évidence plus forte que les autres. Elle avait servi cet enfant à la surface des choses et parmi d’autres choses vivantes. Et les mots n’existaient pas pour décrire ce qu’elle avait tout de suite éprouvé. Elle s’était sentie… mais oui, c’est cela: intelligente. Et sûre d’elle-même et liée à tout et faisant partie d’un grand concert. Elle s’était fait porter le soir près de sa fenêtre. Les arbres vivaient, montaient, tiraient un printemps du sol: elle était leur égale. Et son enfant près d’elle respirait faiblement et c’était le moteur du monde et sa faible respiration animait le monde.
Mais depuis trois jours quel désarroi. Le moindre geste – ouvrir la fenêtre, la fermer – devenait lourd de conséquences. On ne savait plus quel geste faire. On touchait les fioles, les draps, l’enfant, sans connaître la portée du geste dans un monde obscur.
Elle passait devant un antiquaire. Geneviève songeait aux bibelots de son salon comme à des pièges pour le soleil. Tout ce qui retient la lumière lui plaisait, tout ce qui émerge, bien éclairé, à la surface. Elle s’arrêta pour savourer dans ce cristal un sourire silencieux: celui qui luit aux bons vieux vins. Elle mêlait, dans sa conscience fatiguée, lumière, santé, certitude de vivre et désira pour cette chambre d’enfant fuyant, ce reflet posé comme un clou d’or.
Herlin revenait à la charge. «Et tu as le cœur de t’amuser, de flâner chez les antiquaires! Je ne te le pardonnerai jamais! C’est… – il cherchait ses mots – c’est monstrueux, c’est inconcevable, c’est indigne d’une mère!» Il avait machinalement tiré une cigarette et balançait d’une main un étui rouge. Geneviève entendit encore: «Le respect de soi-même!» Elle pensait aussi: «Va-t-il allumer sa cigarette?»
«Oui…,» lâcha lentement Herlin, il avait gardé cette révélation pour la fin: «Oui… Et pendant que la mère s’amuse, l’enfant vomit du sang!»
Geneviève devint très pâle.
Elle voulut quitter la pièce, il lui barra la porte. «Reste!» Il avait le souffle court d’une bête. Cette angoisse qu’il avait supportée seul, il la ferait payer!
«Tu vas me faire du mal et ensuite tu t’en voudras», lui dit simplement Geneviève.
Mais cette remarque destinée à la baudruche pleine de vent qu’il était, à sa nullité en face des choses, fut le coup de fouet décisif sur son exaltation. Et il déclama. Oui, elle avait toujours été indifférente à ses efforts, coquette, légère. Oui, il avait été longtemps la dupe, lui Herlin, qui plaçait en elle toute sa force. Oui. Mais tout cela n’était rien: il en souffrait seul, on est toujours seul dans la vie… Geneviève excédée se détournait: il la ramena face à lui et détacha:
– Mais les fautes des femmes se paient.
Et comme elle se dérobait encore, il s’imposa par un outrage:
– L’enfant meurt: c’est le doigt de Dieu!
Sa colère tombe d’un seul coup comme après un meurtre. Ce mot lâché, il en reste lui-même stupide. Geneviève toute blanche fait un pas vers la porte. Il devine quelle image elle emporte de lui quand la seule qu’il voulait former était noble. Et le désir lui vient d’effacer cette image, de réparer, de faire entrer de force en elle une image douce.
D’une voix tout à coup brisée:
«Pardon… reviens… j’ai été fou!»
La main sur le loquet et tournée à demi vers lui, elle lui semble un animal sauvage prêt à fuir s’il bouge. Il ne bouge pas.
«Viens… j’ai à te parler… c’est difficile…»
Elle reste immobile: de quoi a-t-elle peur? Il s’irrite presque d’une crainte si vaine. Il veut lui dire qu’il était fou, cruel, injuste, qu’elle seule est vraie, mais il faut d’abord qu’elle s’approche, qu’elle témoigne de la confiance, qu’elle se livre. Alors il s’humiliera devant elle. Alors elle comprendra… mais voici qu’elle tourne déjà le loquet.
Il allonge le bras et lui saisit brusquement le poignet. Elle le considère avec un mépris écrasant. Il se bute: il faut à tout prix maintenant la tenir sous son joug, lui montrer sa force, lui dire: «Vois: j’ouvre les mains.»
Il tira d’abord doucement, puis durement sur le bras fragile. Elle leva la main prête à le gifler mais il paralysa cette autre main. Maintenant il lui faisait mal. Il sentait qu’il lui faisait mal. Il pensait aux enfants qui se sont saisis d’un chat sauvage et, pour l’apprivoiser de force, l’étranglent presque, pour le caresser de force. Pour être doux. Il respirait profondément: «Je lui fais du mal, tout est perdu.» Il éprouva quelques secondes l’envie folle d’étouffer avec Geneviève cette image de lui qu’il formait et qui l’épouvantait lui-même.
Il desserra enfin les doigts avec un sentiment étrange d’impuissance et de vide. Elle s’écartait sans hâte, comme si vraiment il n’était plus à craindre, comme si quelque chose la plaçait soudain hors de portée. Il n’existait pas. Elle s’attarda, refit lentement sa coiffure et, toute droite, sortit.
Le soir, quand Bernis vint la voir, elle ne lui parla de rien. On n’avoue pas ces choses-là. Mais elle lui fit raconter des souvenirs de leur commune enfance et de sa vie à lui, là-bas. Et cela parce qu’elle lui confiait une petite fille à consoler et qu’on les console avec des images.
Elle appuyait son front à cette épaule et Bernis crut que Geneviève, tout entière, trouvait là son refuge. Sans doute le croyait-elle aussi. Sans doute ne savaient-ils pas que l’on aventure, sous la caresse, bien peu de soi-même.
«Vous chez moi, à cette heure-ci, Geneviève… Comme vous êtes pâle…»
Geneviève se tait. La pendule fait un tic-tac insupportable. La lumière de la lampe se mêle déjà à celle de l’aube, breuvage maussade qui donne la fièvre. Cette fenêtre écœure. Geneviève fait un effort!
«J’ai vu de la lumière, je suis venue…» et ne trouve plus rien à dire.
«Oui, Geneviève, je… je bouquine, voyez-vous…»
Les livres brochés font des taches jaunes, blanches, rouges. «Des pétales», pense Geneviève. Bernis attend. Geneviève reste immobile.
«Je rêvais dans ce fauteuil-là, Geneviève, j’ouvrais un livre, puis l’autre, j’avais l’impression d’avoir tout lu.»
Il donne cette image de vieillard pour cacher son exaltation, et de sa voix la plus tranquille:
«Vous avez à me parler, Geneviève?…»
Mais au fond de lui-même, il pense: «C’est un prodige de l’amour.»
Geneviève lutte contre une seule idée: il ne sait pas… Et le regarde avec étonnement. Elle ajoute tout haut:
«Je suis venue…»
Et passe sa main sur son front.
Les vitres blanchissent, versent dans la pièce une lumière d’aquarium. «La lampe se fane», pense Geneviève.
Puis tout à coup avec détresse:
«Jacques, Jacques, emmenez-moi!»
Bernis est pâle et la prend dans ses bras et la berce.
Geneviève ferme les yeux:
«Vous allez m’emporter…»
Le temps fuit sur cette épaule sans faire de mal. C’est presque une joie de renoncer à tout: on s’abandonne, on est emportée par le courant, il semble que sa propre vie s’écoule… s’écoule. Elle rêve tout haut «sans me faire mal».
Bernis lui caresse le visage. Elle se souvient de quelque chose: «Cinq ans, cinq ans… et c’est permis!» Elle pense encore: «Je lui ai tant donné…»
– Jacques!… Jacques… Mon fils est mort…
– Voyez-vous, j’ai fui la maison. J’ai un tel besoin de paix. Je n’ai pas compris encore, je n’ai pas encore de peine. Suis-je une femme sans cœur? Les autres pleurent et voudraient bien me consoler. Ils sont émus d’être si bons. Mais vois-tu… je n’ai pas encore de souvenirs.
«À toi, je puis tout raconter. La mort vient dans un grand désordre; les piqûres, les pansements, les télégrammes. Après quelques nuits sans sommeil on croit rêver. Pendant les consultations on appuie au mur sa tête qui est creuse.
«Et les discussions avec mon mari, quel cauchemar! Aujourd’hui, un peu avant… il m’a prise au poignet et j’ai cru qu’il allait le tordre. Tout ça pour une piqûre. Mais je savais bien… ce n’était pas l’heure. Ensuite il voulait mon pardon, mais ce n’était pas important! Je répondais: «Oui… oui… Laisse-moi rejoindre mon fils.» Il barrait la porte: «Pardonne-moi… j’en ai besoin!» Un vrai caprice. «Voyons, laisse-moi passer. Je te pardonne.» Lui: «Oui des lèvres mais non du cœur.» Et ainsi de suite, j’en devenais folle.
«Alors bien sûr, quand c’est fini on n’a pas de grand désespoir. On est presque étonnée de la paix, du silence. Je pensais… je pensais: l’enfant se repose. C’est tout. Il me semblait aussi que je débarquais au petit jour, très loin, je ne sais où, et je ne savais plus quoi faire. Je pensais: «On est arrivé.» Je regardais les seringues, les drogues, je me disais: «Ça n’a plus de sens… on est arrivé.» Et je me suis évanouie.
Soudain elle s’étonne:
– J’ai été folle de venir.
Elle sent que l’aube blanchit là-bas un grand désastre. Les draps froids et défaits. Des serviettes jetées sur les meubles, une chaise tombée. Il faut qu’elle s’oppose en hâte à cette débâcle des choses. Il faut tirer en hâte ce fauteuil à sa place, ce vase, ce livre. Il faut qu’elle s’épuise vainement à refaire l’attitude des choses qui entourent la vie.
On est venu en visites de condoléances. Quand on parle, on ménage des poses. On laisse s’apaiser en elle les pauvres souvenirs que l’on remue, et c’est un silence si indiscret… Elle se tenait toute droite. Elle prononçait sans faiblir les mots dont on faisait le tour, le mot: mort. Elle ne veut pas que l’on guette en elle l’écho des phrases que l’on tente. Elle fixait droit dans les yeux pour que l’on n’osât pas la regarder, mais, dès qu’elle baissait les siens…
Et les autres… Ceux qui jusqu’à l’antichambre marchent avec un calme tranquille, mais, de l’antichambre au salon, font quelques pas précipités et perdent l’équilibre dans ses bras. Pas un mot. Elle ne leur dira pas un mot. Ils étouffent son chagrin. Ils pressent sur leur sein une enfant crispée.
Son mari maintenant parle de vendre la maison. Il dit: «Ces pauvres souvenirs nous font du mal!» Il ment, la souffrance est presque une amie. Mais il s’agite, il aime les grands gestes. Il part ce soir pour Bruxelles. Elle doit le rejoindre: «Si vous saviez dans quel désordre est la maison…».
Tout son passé défait. Ce salon qu’une longue patience a composé. Ces meubles déposés là, non par l’homme, par le marchand, mais par le temps. Ces meubles ne meublaient pas le salon, mais sa vie. On tire loin de la cheminée ce fauteuil et loin du mur cette console. Et voici que tout s’échoue hors du passé, pour la première fois avec un visage nu.
«Et vous aussi vous allez repartir?» Elle ébauche un geste désespéré.
Mille pactes rompus. C’était donc un enfant qui tenait les liens du monde, autour de qui le monde s’ordonnait? Un enfant dont la mort est une telle défaite pour Geneviève? Elle se laisse aller:
«J’ai du mal…»
Bernis lui parle doucement: «Je vous emporte. Je vous enlève. Vous souvenez-vous? Je vous disais qu’un jour je reviendrais. Je vous disais…» Bernis la serre dans ses bras et Geneviève renverse un peu la tête et ses yeux deviennent brillants de larmes et Bernis ne tient plus dans les bras, prisonnière, que cette petite fille en pleurs.
Cap Juby le…
Bernis, mon vieux, c'est jour de courrier. L’avion a quitté Cisneros. Bientôt il passera ici et t’emportera ces quelques reproches. J’ai beaucoup pensé à tes lettres et à notre princesse captive. En me promenant sur la plage hier, si vide, si nue, éternellement lavée par la mer, j’ai pensé que nous étions semblables à elle. Je ne sais pas bien si nous existons. Tu as vu, certains soirs, aux couchers de soleil tragiques, tout le fort espagnol, dans la plage luisante, sombrer. Mais ce reflet d’un bleu mystérieux n’est pas du même grain que le fort. Et c'est ton royaume. Pas très réel, pas très sûr… Mais, Geneviève, laisse-la vivre.
Oui, je sais, dans son désarroi d’aujourd’hui. Mais les drames sont rares dans la vie. Il y a si peu d’amitiés, de tendresses, d’amours à liquider. Malgré ce que tu dis d’Herlin, un homme ne compte pas beaucoup. Je crois… la vie s’appuie sur autre chose.
Ces coutumes, ces conventions, ces lois, tout ce dont tu ne sens pas la nécessité, tout ce dont tu t’es évadé… C’est cela qui lui donne un cadre. Il faut autour de soi, pour exister, des réalités qui durent. Mais absurde ou injuste, tout ça n'est qu’un langage. Et Geneviève, emportée par toi, sera privée de Geneviève.
Et puis sait-elle ce dont elle a besoin? Cette habitude même de la fortune, qu’elle s’ignore. L’argent, c'est ce qui permet la conquête des biens, l’agitation extérieure – et sa vie est intérieure – mais la fortune: c'est ce qui fait durer les choses. C'est le fleuve invisible, souterrain qui alimente un siècle les murs d’une demeure, les souvenirs: l’âme. Et tu vas lui vider sa vie comme on vide un appartement de mille objets que l’on ne voyait plus mais qui le composent.
Mais j’imagine que, pour toi, aimer c'est naître. Tu croiras emporter une Geneviève neuve. L’amour est, pour toi, cette couleur des yeux que tu voyais parfois en elle et qu’il sera facile d’alimenter comme une lampe. Et c'est vrai qu’à certaines minutes les mots les plus simples paraissent chargés d’un tel pouvoir et qu’il est facile de nourrir l’amour…
Vivre, sans doute, c'est autre chose.
Geneviève est gênée de toucher ce rideau, ce fauteuil, doucement, mais comme des bornes que l’on découvre. Jusqu’à présent ces caresses des doigts étaient un jeu. Jusqu’à présent ce décor était si léger d’apparaître et de disparaître aux heures voulues, comme au théâtre. Elle, dont le goût était si sûr, ne s’était jamais demandé ce qu’étaient au juste ce tapis de Perse, cette toile de Jouy. Ils formaient jusqu’à aujourd’hui l’image d’un intérieur – et si doux -, maintenant elle les rencontrait.
«Ce n’est rien, pensait Geneviève, je suis encore en étrangère dans une vie qui n’est pas la mienne.» Elle s’enfonçait dans un fauteuil et fermait les yeux. Ainsi dans la cabine de l’express. Chaque seconde que l’on subit jette en arrière maisons, forêts, villages. Pourtant, si l’on ouvre les yeux de sa couchette on ne voit qu’un anneau de cuivre, toujours le même. On est transformée sans le savoir. «Dans huit jours j’ouvrirai les yeux et je serai neuve: il m’emporte.»
«Que pensez-vous de notre demeure?» Pourquoi la réveiller déjà? Elle regarde. Elle ne sait exprimer ce qu’elle ressent: ce décor manque de durée. Sa charpente n'est pas solide…
«Approche-toi, Jacques, toi qui existes…»
Ce demi-jour sur des divans, des tentures de garçonnière. Ces étoffes marocaines sur les murs. Tout cela en cinq minutes s’accroche, s’enlève.
«Pourquoi cachez-vous les murs, Jacques, pourquoi voulez-vous amortir le contact des doigts et des murs?…»
Elle aime, de la paume, caresser la pierre, caresser ce qu’il y a dans la maison de plus sûr et de plus durable. Ce qui peut vous porter longtemps comme un navire…
Il montre ses richesses: «des souvenirs…» Elle comprend. Elle a connu des officiers de Coloniale qui menaient à Paris des vies de fantôme. Ils se retrouvaient sur les boulevards et s’étonnaient d’être vivants. On reconnaissait tant bien que mal, dans leur maison, cette maison de Saigon, de Marrakech. On y parlait de femmes, de camarades, de promotions; mais ces draperies, qui étaient peut-être, là-bas, la chair même des murs, ici semblaient mortes.
Elle touchait du doigt des cuivres minces.
– Vous n’aimez pas mes bibelots?
– Pardonnez-moi Jacques… C’est un peu…
Elle n’osait pas dire: «vulgaire.» Mais cette sûreté du goût qui lui venait de n’avoir connu et aimé que les vrais Cézanne, non des copies, ce meuble authentique, non l’imitation, les lui faisait obscurément mépriser. Elle était prête à tout sacrifier, du cœur le plus généreux; il lui semblait qu’elle aurait supporté la vie dans une cellule peinte à la chaux, mais ici elle sentait un peu d’elle-même se compromettre. Non sa délicatesse d’enfant riche, mais, quelle idée étrange, sa droiture même. Il devina sa gêne sans la comprendre.
– Geneviève, je ne puis vous conserver tant de confort, je ne suis…
– Oh! Jacques! Vous êtes fou, qu’avez-vous cru! Cela m’est bien égal – elle se serrait dans ses bras -, simplement je préfère à vos tapis un parquet bien simple, bien ciré… Je vous arrangerai tout ça…
Puis elle s’interrompit, elle devinait que la nudité qu’elle souhaitait était un luxe beaucoup plus grand, exigeait beaucoup plus des objets que ces masques sur leur visage. Ce hall où elle jouait enfant, ces parquets de noyer brillant, ces tables massives qui pouvaient traverser les siècles sans se démoder ni vieillir…
Elle ressentait une étrange mélancolie. Non le regret de la fortune, de ce qu’elle autorise: elle avait sans doute moins que Jacques connu le superflu, mais elle comprenait précisément que, dans sa vie nouvelle, c’est de superflu qu’elle serait riche. Elle n’en avait pas besoin. Mais cette assurance de durée: elle ne l’aurait plus. Elle pensa: «Les choses duraient plus que moi. J’étais reçue, accompagnée, assurée d’être un jour veillée, et maintenant, je vais durer plus que les choses.»
Elle pense encore: «Lorsque j’allais à la campagne…» Elle revoit cette maison à travers les tilleuls épais. C’est ce qu’il y avait de plus stable qui arrivait la surface: ce perron de pierres larges qui se continuait dans la terre.
Là-bas… Elle songe à l’hiver. L’hiver qui sarcle tout le bois sec de la forêt et dépouille chaque ligne de la maison. On voit la charpente même du monde.
Geneviève passe et siffle ses chiens. Chacun de ses pas fait craquer les feuilles, mais après ce tri que l’hiver a fait, ce grand sarclage, elle sait qu’un printemps va remplir la trame, monter dans les branches, éclater les bourgeons, refaire neuves ces voûtes vertes qui ont la profondeur de l’eau et son mouvement.
Là-bas, son fils n’a pas tout à fait disparu. Quand elle entre dans le cellier tourner les coings à demi mûrs, il vient à peine de s’échapper, mais après avoir tant couru, ô mon petit, tant fait le fou, n’est-il pas sage de dormir?
Elle connaît là-bas le signe des morts et ne le craint pas. Chacun ajoute son silence aux silences de la maison. On lève les yeux de son livre, on retient son souffle, on goûte l’appel qui vient de s’éteindre.
Disparus? Quand parmi ceux qui sont changeants ils sont seuls durables, quand leur dernier visage enfin était si vrai que rien d’eux ne pourra jamais le démentir!
«Maintenant je suivrai cet homme et je vais souffrir et douter de lui.» Car cette confusion humaine de tendresse et de rebuffades, elle ne l’a démêlée qu’en eux dont les parts sont faites.
Elle ouvre les yeux: Bernis rêve.
«Jacques, il faut me protéger, je vais partir pauvre, si pauvre!»
Elle survivra à cette maison de Dakar, à cette foule de Buenos-Ayres, dans un monde où il n’y aura que des spectacles point nécessaires et à peine plus réels, si Bernis n’est pas assez fort, que ceux d’un livre…
Mais il se penche vers elle et parle avec douceur. À cette image qu’il donne de lui, à cette tendresse d’essence divine elle veut bien s’efforcer de croire. Elle veut bien aimer l’image de l’amour: elle n’a que cette faible image pour la défendre…
Elle trouvera ce soir dans la volupté cette faible épaule, ce faible refuge, y enfoncera son visage comme une bête pour mourir.
– Où me conduisez-vous? Pourquoi me conduisez-vous là?
– Cet hôtel vous déplaît, Geneviève? Voulez-vous que nous repartions?
– Oui, repartons… fit-elle avec crainte.
Les phares éclairaient mal. On s’enfonçait péniblement dans la nuit comme dans un trou. Bernis jetait parfois un coup d’œil de côté: Geneviève était blanche.
– Vous avez froid?
– Un peu, ça ne fait rien. J’ai oublié de prendre ma fourrure.
Elle était une petite fille très étourdie. Elle sourit.
Maintenant il pleuvait. «Pourriture!» se dit Jacques, mais il pensait encore qu’ainsi sont les abords du paradis terrestre.
Aux environs de Sens il fallut changer une bougie. Il avait oublié la baladeuse: encore un oubli. Il tâtonna sous la pluie avec une clef qui foirait. «Nous aurions dû prendre le train.» Il se le répétait obstinément. Il avait préféré sa voiture à cause de l’image qu’elle donnait de liberté: jolie liberté! Il n’avait d’ailleurs fait que des sottises depuis cette fuite: et tous ces oublis!
«Vous y parvenez?»
Geneviève l’avait rejoint. Elle se sentait soudain prisonnière: un arbre, deux arbres en sentinelle et cette stupide petite cabane de cantonnier. Mon Dieu quelle drôle d’idée… Est-ce qu’elle allait vivre ici toujours?
C’était fini, il lui prit la main:
«Vous avez la fièvre!»
Elle sourit…
– Oui… je suis un peu fatiguée, j’aimerais dormir.
– Mais pourquoi êtes-vous descendue sous la pluie!
Le moteur tirait toujours mal avec des à-coups et des claquements.
– Arriverons-nous, mon petit Jacques? – Elle dormait à demi, enveloppée de fièvre – arriverons-nous?
– Mais oui, mon amour, c’est bientôt Sens.
Elle soupira. Ce qu’elle essayait était au-dessus de ses forces. Tout cela à cause de ce moteur qui haletait. Chaque arbre était si lourd à tirer à soi. Chacun. L’un après l’autre. Et c’était à recommencer.
«Ce n’est pas possible, pensait Bernis, il faudra s'arrêter encore.» Il envisageait cette panne avec effroi. Il craignait l’immobilité du paysage. Elle délivre certaines pensées qui sont en germes. Il craignait une certaine force qui se faisait jour.
«Ma petite Geneviève, ne pensez pas à cette nuit… Pensez à bientôt… Pensez à… à l’Espagne. Aimerez-vous l’Espagne?
Une petite voix lointaine lui répondit: «Oui Jacques, je suis heureuse, mais… j’ai un peu peur des brigands.» Il la vit doucement sourire. Cette phrase fit mal à Bernis, cette phrase qui ne voulait rien dire sinon: ce voyage en Espagne, ce conte de fées… Sans foi. Une armée sans foi. Une armée sans fois ne peut conquérir. «Geneviève, c’est cette nuit, c’est cette pluie qui abîme notre confiance…» Il connut tout à coup que cette nuit était semblable à une maladie interminable. Ce goût de maladie, il l’avait dans la bouche. C’était une de ces nuits sans espoir d’aube. Il luttait, scandait en lui-même: «L’aube serait une guérison si seulement il ne pleut pas… Si seulement…» Quelque chose était malade en eux, mais il ne le savait pas. Il croyait que c’était la terre qui était pourrie, que c’était la nuit qui était malade. Il souhaitait l’aube, pareil aux condamnés qui disent: «Quand il fera jour je vais respirer» ou «Quand viendra le printemps, je serai jeune…»
«Geneviève, pensez à notre maison de là-bas…» Il connut aussitôt qu’il n’aurait jamais dû dire cela. Rien ne pouvait en bâtir l’image en Geneviève. «Oui, notre maison…» Elle essayait le son du mot. Sa chaleur glissait, sa saveur était fugitive.
Elle secoua beaucoup de pensées qu’elle ne se connaissait pas et qui allaient former des mots, beaucoup de pensées qui lui faisaient peur.
Ne connaissant pas les hôtels de Sens, il fit halte sous un réverbère pour consulter le guide. Un gaz presque tari remuait les ombres, faisait vivre sur le mur blafard une enseigne délavée et qui avait coulé «Vélos…» Il lui parut que c’était le mot le plus triste et le plus vulgaire qu’il eût jamais lu. Symbole d’une vie médiocre. Il lui apparut que beaucoup de choses dans sa vie là-bas étaient médiocres mais qu’il ne s’en était pas aperçu.
«Du feu, bourgeois…» Trois gamins efflanqués le regardaient en rigolant. «Ces Américains, ça cherche sa route…» Puis ils dévisagèrent Geneviève:
– Foutez-moi le camp, gronda Bernis.
– Ta poule, elle est mariole. Mais si tu voyais la nôtre au vingt-neuf!…
Geneviève se pencha vers lui un peu effarée.
– Qu’est-ce qu’ils disent?… Je vous en prie, allons-nous-en.
– Mais Geneviève…
Il fit un effort et se tut. Il fallait bien lui chercher un hôtel… Ces gamins saouls… quelle importance? Puis il pensa qu’elle avait la fièvre, qu’elle souffrait, qu’il aurait dû lui épargner cette rencontre. Il se reprocha avec une obstination maladive de l’avoir mêlée à des choses laides. Il…
L’hôtel du Globe était fermé. Tous ces petits hôtels avaient, la nuit, des allures de merceries. Il frappa longuement la porte jusqu’à secouer un pas traînard. Le veilleur de nuit entrouvrit:
– Complet.
– Je vous en prie, ma femme est malade! insista Bernis. La porte s’était refermée. Le pas s’enfonçait dans le corridor.
Tout se liguait donc contre eux?…
– Qu’a-t-il répondit, fit Geneviève, pourquoi, pourquoi n’a-t-il même pas répondu?
Bernis faillit faire observer qu’ils n’étaient pas ici place Vendôme et qu’une fois leur ventre plein, les petits hôtels s’endormaient. Rien de plus normal. Il s’assit sans un mot. Son visage luisait de sueur. Il ne démarrait pas, mais fixait un pavé brillant, la pluie lui glissait dans le cou; il lui semblait avoir à remuer l’inertie d’une terre entière. De nouveau cette idée stupide: quand viendra le jour…
Il fallait vraiment, à cette minute, qu’un mot humain fût prononcé. Geneviève l’essaya: «Tout cela n’est rien, mon amour. Il faut travailler pour notre bonheur.» Bernis la contempla: «Oui, vous êtes très généreuse.» Il était ému. Il eût désiré l’embrasser: mais cette pluie, cet inconfort, cette fatigue… Il lui prit cependant la main, sentit que la fièvre montait. Chaque seconde minait cette chair. Il se calmait par des images. «Je lui ferai faire un grog bien chaud. Ce ne sera rien. Un grog brûlant. Je l’envelopperai de couvertures. Nous rirons en nous regardant de ce voyage difficile.» Il éprouva une vague impression de bonheur. Mais combien la vie immédiate s’ajustait mal à ces images. Deux autres hôtels restèrent muets. Ces images. Il fallait chaque fois les renouveler. Et chaque fois elles perdaient un peu de leur évidence, ce faible pouvoir, qu’elles contenaient, de prendre corps.
Geneviève s’était tue. Il sentait qu’elle ne se plaindrait pas et ne dirait plus rien. Il pouvait rouler, des heures, des jours: elle ne dirait rien. Jamais plus rien. Il pouvait lui tordre le bras: elle ne dirait rien… «Je divague, je rêve!»
– Geneviève, mon petit enfant, avez-vous mal?
– Mais non, c’est fini, je suis mieux.
Elle venait de désespérer de beaucoup de choses. D’y renoncer. Pour qui? Pour lui. Des choses qu’il ne pouvait pas lui donner. Ce mieux… c’était un ressort qui se cassait. Plus soumise. Elle ira ainsi de mieux en mieux: elle aura renoncé au bonheur. Quand elle ira tout à fait bien… «Bon! Quel imbécile je fais: je rêve encore.»
Hôtel de l’Espérance et d’Angleterre. Prix spéciaux pour les voyageurs de commerce. «Appuyez-vous à mon bras, Geneviève… Mais oui, une chambre. Madame est malade: vite un grog! Un grog brûlant.» Prix spéciaux pour les voyageurs de commerce. Pourquoi cette phrase est-elle si triste? «Prenez ce fauteuil, ça ira mieux.» Pourquoi ce grog ne vient-il pas? Prix spéciaux pour les voyageurs de commerce.
La vieille bonne s’empressait: «Voilà ma petite dame. Pauvre madame. Elle est toute tremblante, toute pâle. Je vais lui faire une bouillotte. C’est au quatorze, une belle grande chambre… Monsieur veut-il remplir les feuilles?» Un porte-plume sale entre les doigts, il remarqua que leurs noms différaient. Il pensait soumettre Geneviève à la complaisance de valets. «À cause de moi. Faute de goût.» Ce fut encore elle qui l’aida:
«Amants, dit-elle, n’est-ce pas tendre?»
Ils songeaient à Paris, au scandale. Ils voyaient s’agiter différents visages. Quelque chose de difficile commençait seulement pour eux, mais ils se gardaient des moindres paroles, de peur de se rencontrer dans leurs pensées.
Et Bernis comprit qu’il n’y avait rien eu jusqu’à présent, rien, sinon un moteur un peu mou, quelques gouttes de pluie, dix minutes perdues à chercher un hôtel. Les difficultés épuisantes qu’il leur avait semblé surmonter venaient d’eux-mêmes. C’était contre elle-même que Geneviève peinait et ce qui s’arrachait d’elle tenait si fort qu’elle était déjà déchirée.
Il lui prit les mains, mais connut encore que les mots ne le serviraient pas.
Elle dormait. Il ne pensait pas à l’amour. Mais il rêvait bizarrement. Des réminiscences. La flamme de la lampe. Il faut se hâter de nourrir la lampe. Mais il faut aussi protéger la flamme du grand vent qu’il fait.
Mais surtout ce détachement. Il l’eût désirée avide de biens. Souffrant des choses, touchée par les choses et criant pour en être nourrie comme un enfant. Alors, malgré son indigence, il aurait eu beaucoup à lui donner. Mais il s’agenouilla pauvre devant cette enfant qui n’avait pas faim.
«Non. Rien… Laisse-moi… Ah! déjà?»
Bernis est debout. Ses gestes dans le rêve étaient lourds comme les gestes d’un haleur. Comme les gestes d’un apôtre qui vous tire au jour du fond de vous-même. Chacun de ses pas était plein de sens comme les pas d’un danseur.
«Oh! mon amour…»
Il va de long en large: c’est ridicule.
Cette fenêtre est salie par l’aube. Cette nuit, elle était bleu sombre. Elle prenait, à la lumière de la lampe, une profondeur de saphir. Cette nuit, elle se creusait jusqu’aux étoiles. On rêve. On imagine. On est à la proue d’un navire.
Elle ramène contre elle ses genoux, se sent une chair molle de pain mal cuit. Le cœur bat trop vite et fait mal. Ainsi dans un wagon. Le bruit des essieux scande la fuite. Les essieux battent comme le cœur. On colle son front à la vitre et le paysage s’écoule: des masses noires que l’horizon enfin recueille, cerne peu à peu de sa paix, doux comme la mort.
Elle voudrait crier à l’homme: «Retiens-moi!» Les bras de l’amour vous contiennent avec votre présent, votre passé, votre avenir, les bras de l’amour vous rassemblent…
«Non. Laisse-moi.»
Elle se lève.
«Cette décision, pensait Bernis, cette décision a été prise en dehors de nous. Tout s’était fait sans échange de mots.» Ce retour était, semblait-il, convenu d’avance. Malade ainsi, il ne s’agissait plus de poursuivre. On verrait plus tard. Une aussi courte absence, Herlin loin, tout s’arrangerait. Bernis s’étonnait de ce que tout apparût comme si facile. Il savait bien que ce n’était pas vrai. C’étaient eux qui pouvaient agir sans effort.
D’ailleurs il doutait de lui-même. Il savait bien qu’il avait cédé encore à des images. Mais, les images, de quelle profondeur viennent-elles? Ce matin en se réveillant il avait tout de suite pensé devant ce plafond bas et terne: «Sa maison était un navire. Elle passait les générations d’un bord à l’autre. Le voyage n’a de sens ni ici ni ailleurs, mais quelle sécurité on tire d’avoir son billet, sa cabine, et ses valises de cuir jaune. D’être embarqué…»
Il ne savait pas encore s’il souffrait parce qu’il suivait une pente et que l’avenir venait à lui sans qu’il eût à s’en saisir. Quand on s’abandonne on ne souffre pas. Quand on s’abandonne même à la tristesse on ne souffre plus. Il souffrirait plus tard en confrontant quelques images. Il sut ainsi qu’ils jouaient aisément cette seconde partie de leur rôle parce qu’il était prévu quelque part en eux-mêmes. Il se disait cela en menant un moteur qui ne tournait pas mieux. Mais on arriverait. On suivait une pente. Toujours cette image de pente.
Vers Fontainebleau, elle avait soif. Chaque détail du paysage: on le reconnaissait. Il s’installait tranquillement. Il rassurait. C’était un cadre nécessaire qui montait au jour.
Dans cette gargote on leur servit du lait.
À quoi bon se presser. Elle le buvait par petites gorgées. À quoi bon se presser? Tout ce qui se passait venait à eux nécessairement: toujours cette image de nécessité.
Elle était douce. Elle lui savait gré de beaucoup de choses. Leurs rapports étaient bien plus libres qu’hier. Elle souriait, désignait un oiseau qui picorait devant la porte. Son visage lui parut nouveau, où avait-il vu ce visage?
Aux voyageurs. Aux voyageurs que la vie dans quelques secondes détachera de votre vie. Sur les quais. Ce visage déjà peut sourire, vivre de ferveurs inconnues.
Il leva les yeux de nouveau. De profil, penchée, elle rêvait. Il la perdait si elle tournait à peine la tête.
Sans doute l’aimait-elle toujours, mais il ne faut pas trop demander à une faible petite fille. Il ne pouvait évidemment pas dire «je vous rends votre liberté» ni quelque phrase aussi absurde, mais il parla de ce qu’il comptait faire, de son avenir. Et dans la vie qu’il s’inventait, elle n’était pas prisonnière. Pour le remercier, elle posa sa petite main sur son bras: «Vous êtes tout… tout mon amour.» Et c’était vrai, mais il connut aussi à ces mots-là qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre.
Têtue et douce. Si près d’être dure, cruelle, injuste, mais sans le savoir. Si près de défendre à tout prix quelque bien obscur. Tranquille et douce.
Elle n’était pas faite, non plus, pour Herlin. Il le savait. La vie qu’elle parlait de reprendre ne lui avait jamais causé que du mal. Pourquoi était-elle donc faite? Elle semblait ne pas souffrir.
On se remit en route. Bernis se détournait un peu vers la gauche. Il savait bien ne pas souffrir non plus, mais sans doute quelque bête en lui était blessée dont les larmes étaient inexplicables.
À Paris, nul tumulte: on ne dérange pas grand-chose.
À quoi bon? La ville faisait autour de lui son remue-ménage inutile. Il savait bien que de cette confusion il ne pouvait plus rien sortir. Il remontait, avec lenteur, le peuple étranger des passants. Il pensait: «C’est comme si je n’étais pas là.» Il devait repartir avant peu: c’était bien. Il savait que son travail l’entourerait de liens si matériels qu’il reprendrait une réalité. Il savait aussi que, dans la vie quotidienne, le moindre pas prend l’importance d’un fait et que le désastre moral y perd un peu de sens. Les plaisanteries de l’escale garderaient même leur saveur. C’était étrange et pourtant certain. Mais il ne s’intéressait pas à lui-même.
Comme il passait près de Notre-Dame, il entra, fut surpris de la densité de la foule et se réfugia contre un pilier. Pourquoi donc se trouvait-il là? Il se le demandait. Après tout, il était venu parce que les minutes menaient ici à quelque chose. Dehors elles ne menaient plus à rien. Voilà: «Dehors les minutes ne mènent plus à rien.» Il éprouvait aussi le besoin de se reconnaître et s’offrait à la foi comme à n’importe quelle discipline de la pensée. Il se disait: «Si je trouve une formule qui m’exprime, qui me rassemble, pour moi ce sera vrai.» Puis il ajoutait avec lassitude: «Et pourtant, je n’y croirais pas.»
Et soudain il lui apparut qu’il s’agissait encore d’une croisière et que toute sa vie s’était usée à tenter ainsi de fuir. Et le début du sermon l’inquiéta comme le signal d’un départ.
«Le royaume des Cieux, commença le prédicateur, le royaume des Cieux…»
Il s’appuya des mains au rebord large de la chaire… se pencha sur la foule. Foule entassée et qui absorbe tout. Nourrir. Des images lui venaient avec un caractère d’évidence extra-ordinaire. Il pensait aux poissons pris dans la nasse, et sans lien ajouta:
«Quand le pêcheur de Galilée…»
Il n’employait plus que des mots qui entraînaient un cortège de réminiscences qui duraient. Il lui semblait exercer sur la foule une pesée lente, allonger peu à peu son élan comme la foulée du coureur. «Si vous saviez… Si vous saviez combien d’amour…» Il s’interrompit, haletant un peu: ses sentiments étaient trop pleins pour s’exprimer. Il comprit que les moindres mots, les plus usés, lui paraissaient chargés de trop de sens et qu’il ne distinguait plus les mots qui donnent. La lumière des cierges lui faisait un visage de cire. Il se redressa, les mains appuyées, le front levé, vertical. Quand il se détendit, ce peuple remua un peu, comme la mer.
Puis les mots lui vinrent et il parla. Il parlait avec une sûreté étonnante. Il avait l’allégresse du débardeur qui sent sa force. Des idées lui venaient qui se formaient en dehors de lui, pendant qu’il achevait sa phrase, comme un fardeau qu’on lui passait, et d’avance il sentait monter en lui, confusément, l’image où il la poserait, la formule qui l’emporterait dans ce peuple.
Bernis maintenant écoutait la péroraison.
«Je suis la source de toute vie. Je suis la marée qui entre en vous et vous anime et se retire. Je suis le mal qui entre ne vous et vous déchire et se retire. Je suis l’amour qui entre en vous et dure pour l’éternité.
«Et vous venez m’opposer Marcion et le quatrième évangile. Et vous venez me parler d’interpolations. Et vous venez dresser contre moi votre misérable logique humaine, quand je suis celui qui est au-delà, quand c’est d’elle que je vous délivre!
‘O prisonniers comprenez-moi! Je vous délivre de votre science, de vos formules, de vos lois, de cet esclavage de l’esprit, de ce déterminisme plus dur que la fatalité. Je suis le défaut dans l’armure. Je suis la lucarne dans la prison. Je suis l’erreur dans le calcul: je suis la vie.
«Vous avez intégré la marche de l’étoile, ô génération des laboratoires, et vous ne la connaissez plus. C’est un signe dans votre livre, mais ce n’est plus de la lumière: vous en savez moins qu’un petit enfant. Vous avez découvert jusqu’aux lois qui gouvernent l’amour humain, mais cet amour même échappe à vos signes: vous en savez moins qu’une jeune fille! Eh bien, venez à moi. Cette douceur de la lumière: vous en savez moins qu’un petit enfant. Vous avez découvert jusqu’aux lois qui gouvernent l’amour humain, mais cet amour même échappe à vos signes: vous en savez moins qu’une jeune fille! Eh bien, venez à moi. Cette douceur de la lumière, cette lumière de l’amour, je vous les rends. Je ne vous asservis pas: je vous sauve. De l’homme qui le premier calcula la chute d’un fruit et vous enferma dans cet esclavage, je vous libère. Ma demeure est la seule issue, que deviendrez-vous hors de ma demeure?
«Que deviendrez-vous hors de ma demeure, hors de ce navire où l’écoulement des heures prend son plein sens, comme, sur l’étrave luisante, l’écoulement de la mer. L’écoulement de la mer qui ne fait pas de bruit mais porte les Îles. L’écoulement de la mer.
«Venez à moi, vous à qui l’action, qui ne mène à rien, fut amère…»
Il ouvrit les bras:
«Car je suis celui qui accueille. Je portais les péchés du monde. J’ai porté son mal. J’ai porté vos détresses de bêtes qui perdent leurs petits et vos maladies incurables, et vous en étiez soulagés. Mais ton mal, mon peuple d’aujourd’hui, est une misère plus haute et plus irréparable et pourtant je le porterai comme les autres. Je porterai les chaînes plus lourdes de l’esprit.
«Je suis celui qui porte les fardeaux du monde.»
L’homme parut à Bernis désespéré parce qu’il ne criait pas pour obtenir un Signe. Parce qu’il ne proclamait pas un Signe. Parce qu’il se répondait à lui-même.
«Vous serez des enfants qui jouent.
«Vos efforts vains de chaque jour, qui vous épuisent, venez à moi, je leur donnerai un sens, ils bâtiront dans votre cœur, j’en ferai une chose humaine.»
La parole entre dans la foule. Bernis n’entend plus la parole, mais quelque chose qui est en elle et qui revient comme un motif.
… J’en ferai une chose humaine.
Il s’inquiète.
«De vos amours, sèches, cruelles et désespérées, amants d’aujourd’hui, venez à moi, je ferai une chose humaine.
«De votre hâte vers la chair, de votre retour triste, venez à moi, je ferai une chose humaine…
Bernis sent grandir sa détresse.
«… Car je suis celui qui s’est émerveillé de l’homme…»
Bernis est en déroute.
«Je suis le seul qui puisse rendre l’homme à lui-même.»
Le prêtre se tut. Épuisé il se retourna vers l’autel. Il adora ce Dieu qu’il venait d’établir. Il se sentit humble comme s’il avait tout donné, comme si l’épuisement de sa chair était un don. Il s ‘identifiait sans le savoir avec le Christ. Il reprit, tourné vers l’autel, avec une lenteur effrayante:
«Mon père, j’ai cru en eux, c’est pourquoi j’ai donné ma vie…»
Et se penchant une dernière fois sur la foule:
«Car je les aime…» Puis il trembla.
Le silence parut à Bernis prodigieux.
«Au nom du Père…»
Bernis pensait: «Quel désespoir! Où est l’acte de foi? Je n’ai pas entendu l’acte de foi, mais un cri parfaitement désespéré.»
Il sortit. Les lampes à arc s’allumeraient bientôt. Bernis marchait le long des berges de la Seine. Les arbres demeuraient immobiles, leurs branches en désordre prises dans la glu du crépuscule. Bernis marchait. Un calme s’était fait en lui, donné par la trêve du jour, et que l’on croit donné par la solution d’un problème.
Pourtant ce crépuscule… Toile de fond trop théâtrale qui a servi déjà pour les ruines d’Empire, les soirs de défaite et le dénouement de faibles amours, qui servira demain pour d’autres comédies. Toile de fond qui inquiète si le soir est calme, si la vie se traîne, parce que l’on ne sait pas quel drame se joue. Ah! quelque chose pour le sauver d’une inquiétude si humaine…
Les lampes à arc, toutes à la fois, luirent.
Des taxis. Des autobus. Une agitation sans nom, où il est bon, n’est-ce pas, Bernis, de se perdre? Un lourdaud planté dans l’asphalte. – Allons, dérange-toi! – Des femmes que l’on croise une fois dans sa vie: l’unique chance. Là-bas Montmartre d’une lumière plus crue. Déjà des filles qui s’accrochent. – Bon Dieu! Ouste!… – Là-bas d’autres femmes. Des Hispanos, comme des écrins, qui donnent à des femmes, même sans beauté, une chair précieuse. Cinq cents billets de perles sur le ventre, et quelles bagues! La chair d’une pâte de luxe. Encore une fille anxieuse: «Lâche-moi. Toi! je te reconnais, rabatteur, fous le camp. Laissez-moi donc passer, je veux vivre!»
Cette femme soupait devant lui, en robe du soir échancrée en triangle sur un dos nu. Il ne voit que cette nuque, ces épaules, ce dos aveugle où courent de rapides tressaillements de chair. Cette matière toujours recomposée, insaisissable. Comme la femme fumait une cigarette et, le menton au poing, courbait la tête, il ne vit plus qu’une étendue déserte.
«Un mur», pensait-il.
Les danseuses commencèrent leur jeu. Le pas des danseuses était élastique et l’âme du ballet leur prêtait une âme. Bernis aimait ce rythme qui les suspendait en équilibre. Un équilibre si menacé mais qu’elles retrouvaient toujours avec une sûreté étonnante. Elles inquiétaient les sens de toujours dénouer l’image qui était sur le point de s’établir, et au seuil du repos, de la mort, de la résoudre encore en mouvements. C’était l’expression même du désir.
Devant lui ce dos mystérieux, lisse comme la surface d’un lac. Mais un geste ébauché, une pensée ou un frisson y propagèrent une grande ondulation d’ombre. Bernis pensait: «J’ai besoin de tout ce qui se meut, là-dessous, d’obscur.»
Les danseuses saluaient, ayant tracé, puis effacé quelques énigmes dans le sable. Bernis fit un signe à la plus légère.
«Tu danses bien.» Il devinait le poids de sa chair, comme la pulpe d’un fruit, et c’était pour lui une révélation de la découvrir pesante. Une richesse. Elle s’assit. Elle avait un regard appuyé et quelque chose du bœuf dans la nuque rasée. Et c’était la jointure la moins flexible de ce corps. Elle n’avait point de finesse dans le visage, mais tout le corps en descendait et répandait une grande paix.
Puis Bernis remarqua ses cheveux collés par la sueur. Une ride creusée dans le fard. Une parure défraîchie. Retirée de la danse, comme d’un élément, elle semblait défaite et malhabile.
«À quoi penses-tu?» Elle eut un geste gauche.
Toute cette agitation nocturne prenait un sens. L’agitation des grooms, des chauffeurs de taxis, du maître d’hôtel. Ils faisaient leur métier qui est, en fin de compte, de pousser devant lui ce champagne et cette fille lasse. Bernis regardait la vie par les coulisses où tout est métier. Où il n’y a ni vice, ni vertu, ni émotion trouble, mais un labeur aussi routinier, aussi neutre que celui des hommes d’équipe. Cette danse même, qui rassemblait les gestes pour en composer un langage, ne pouvait parler qu’à l’étranger. L’étranger seul découvrait ici une construction mais qu’eux et elles avaient oubliée depuis longtemps. Ainsi le musicien, qui joue pour la millième fois le même air, en perd le sens. Ici, elles faisaient des pas, des mines, dans la lumière des projecteurs, mais Dieu sait avec quelles remarques. Et celle-ci uniquement occupée de sa jambe qui lui faisait mal et celle-là d’un rendez-vous – oh! si misérable! – après la danse. Et celle qui pensait: «Je dois cent francs…» Et l’autre peut-être toujours: «J’ai mal.»
Déjà s’était dénouée en lui toute sa ferveur. Il se disait: «Tu ne peux rien me donner de ce que je désire.» Et pourtant son isolement était si cruel qu’il eut besoin d’elle.
Elle craint cet homme silencieux. Quand elle s’éveille, la nuit, près du dormeur, elle a l’impression d’être oubliée sur une grève déserte.
«Prends-moi dans tes bras!»
Elle éprouve pourtant des élans de tendresse… mais cette vie inconnue fermée dans ce corps, ces rêves inconnus sous l’os dur du front! Couchée en travers de cette poitrine, elle sent la respiration de l’homme monter et descendre comme une vague et c’est l’angoisse d’une traversée. Si, l’oreille collée à la chair, elle écoute le bruit dur du cœur, ce moteur en marche ou cette cognée du démolisseur, elle éprouve le sentiment d’une fuite rapide, insaisissable. Et ce silence, quand elle prononce un mot qui le tire du rêve. Elle compte les secondes entre le mot et la réponse, comme pour l’orage – une… deux… trois… – Il est au-delà des campagnes. S’il ferme les yeux, elle prend et soulève cette tête lourde, comme celle d’un mort, des deux mains, ainsi qu’un pavé. «Mon amant, quelle désolation…»
Mystérieux compagnon de voyage.
Allongés l’un et l’autre et muets. On sent la vie qui vous traverse comme une rivière. Une fuite vertigineuse. Le corps: cette pirogue lancée…
«Quelle heure est-il?»
On fait le point: drôle de voyage. «O mon amant!» Elle se cramponne à lui, la tête renversée, les cheveux mêlés, tirée des eaux. La femme sort ou du sommeil ou de l’amour, cette mèche de cheveux collée au front, ce visage défait, retirée des mers.
«Quelle heure est-il?»
Eh! Pourquoi? Ces heures passent comme de petites gares de province – minuit, une heure, deux heures – rejetées en arrière, perdues. Quelque chose file entre les doigts que l’on ne sait pas retenir. Vieillir, cela n’est rien.
«Je t’imagine très bien, les cheveux blancs, et moi sagement ton amie…»
Vieillir, cela n’est rien.
Mais cette seconde gâtée, ce calme différé, un peu plus loin encore, c’est ceci qui est fatigant.
– Parle-moi de ton pays?
– Là-bas…
Bernis sait que c’est impossible. Villes, mers, patries: toutes les mêmes. Parfois un aspect fugitif que l’on devine sans comprendre, qui ne se traduit pas.
De la main, il touche le flanc de cette femme, là où la chair est sans défense. Femme: la plus nue des chairs vivantes et celle qui luit du plus doux éclat. Il pense à cette vie mystérieuse qui l’anime, qui la réchauffe comme un soleil, comme un climat intérieur. Bernis ne se dit pas qu’elle est tendre ni qu’elle est belle, mais qu’elle est tiède. Tiède comme une bête. Vivante. Et ce cœur toujours qui bat, source différente de la sienne et fermée dans ce corps.
Il songe à cette volupté qui a, en lui, quelques secondes battu des ailes: cet oiseau fou qui bat des ailes et meurt. Et maintenant…
Maintenant, dans la fenêtre, tremble le ciel. O femme après l’amour démantelée et découronnée du désir de l’homme. Rejetée parmi les étoiles froides. Les paysages du cœur changent si vite… Traversé le désir, traversée la tendresse, traversé le fleuve de feu. Maintenant pur, froid, dégagé du corps on est à la proue d’un navire, le cap en mer.
Ce salon en ordre ressemble à un quai. Bernis, à Paris, franchit avant l’heure du rapide des heures désertes. Le front contre la vitre, il regarde s’écouler la foule. Il est distancé par ce fleuve. Chaque homme forme un projet, se hâte. Des intrigues se nouent qui se dénoueront en dehors de lui. Cette femme passe, fait dix pas à peine et sort du temps. Cette foule était la matière vivante qui vous nourrit de larmes et de rires et maintenant la voici pareille à celle des peuples morts.