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– On le dit : en tous cas, il lui donnait beaucoup d'argent.
Toujours les mêmes détails généraux.
Cependant j'aurais été curieux d'apprendre quelque chose sur la liaison de Marguerite et d'Armand.
Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent continuellement dans l'intimité des femmes connues. Je le questionnai.
– Avez-vous connu Marguerite Gautier ?
Le même beaucoup me fut répondu.
– Quelle fille était-ce ?
– Belle et bonne fille. Sa mort m'a fait une grande peine.
– N'a-t-elle pas eu un amant nommé Armand Duval ?
– Un grand blond ?
– Oui.
– C'est vrai.
– Qu'est-ce que c'était que cet Armand ?
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– Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu'il avait, je crois, et qui a été forcé de la quitter. On dit qu'il en a été fou.
– Et elle ?
– Elle l'aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme ces filles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu'elles ne peuvent donner.
– Qu'est devenu Armand ?
– Je l'ignore. Nous l'avons très peu connu. Il est resté cinq ou six mois avec Marguerite, mais à la campagne. Quand elle est revenue, il est parti.
– Et vous ne l'avez pas revu depuis ?
– Jamais.
Moi non plus je n'avais pas revu Armand. J'en étais arrivé à me demander si, lorsqu'il s'était présenté chez moi, la nouvelle récente de la mort de Marguerite n'avait pas exagéré son amour d'autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais que peut-
être il avait déjà oublié avec la morte la promesse faite de revenir me voir.
Cette supposition eût été assez vraisemblable à l'égard d'un autre, mais il y avait eu dans le désespoir d'Armand des accents sincères, et passant d'un extrême à l'autre, je me figurai que le chagrin s'était changé en maladie, et que, si je n'avais pas de ses nouvelles, c'est qu'il était malade et peut-être bien mort.
Je m'intéressais malgré moi à ce jeune homme. Peut-être dans cet intérêt y avait-il de l'égoïsme ; peut-être avais-je entrevu sous cette douleur une touchante histoire de cœur, peut-être
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enfin mon désir de la connaître était-il pour beaucoup dans le souci que je prenais du silence d'Armand.
Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je résolus d'aller chez lui. Le prétexte n'était pas difficile à trouver ; malheureusement je ne savais pas son adresse, et, parmi tous ceux que j'avais questionnés, personne n'avait pu me la dire.
Je me rendis rue d'Antin. Le portier de Marguerite savait peut-être où demeurait Armand. C'était un nouveau portier. Il l'ignorait comme moi. Je m'informai alors du cimetière où avait été enterrée Mademoiselle Gautier. C'était le cimetière Montmartre.
Avril avait reparu, le temps était beau, les tombes ne devaient plus avoir cet aspect douloureux et désolé que leur donne l'hiver ; enfin, il faisait déjà assez chaud pour que les vivants se souvinssent des morts et les visitassent. Je me rendis au cimetière, en me disant : à la seule inspection de la tombe de Marguerite, je verrai bien si la douleur d'Armand existe encore, et j'apprendrai peut-être ce qu'il est devenu.
J'entrai dans la loge du gardien, et je lui demandai si, le 22 du mois de février, une femme nommée Marguerite Gautier n'avait pas été enterrée au cimetière Montmartre.
Cet homme feuilleta un gros livre où sont inscrits et numérotés tous ceux qui entrent dans ce dernier asile, et me répondit qu'en effet le 22 février, à midi, une femme de ce nom avait été inhumée.
Je le priai de me faire conduire à la tombe, car il n'y a pas moyen de se reconnaître, sans cicérone, dans cette ville des morts qui a ses rues comme la ville des vivants. Le gardien appela un jardinier à qui il donna les indications nécessaires et qui l'interrompit en disant :
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– Je sais, je sais… Oh ! la tombe est bien facile à reconnaître, continua-t-il en se tournant vers moi.
– Pourquoi ? lui dis-je.
– Parce qu'elle a des fleurs bien différentes des autres.
– C'est vous qui en prenez soin ?
– Oui, monsieur, et je voudrais que tous les parents eussent soin des décédés comme le jeune homme qui m'a recommandé celle-là.
Après quelques détours, le jardinier s'arrêta et me dit :
– Nous y voici.
En effet, j'avais sous les yeux un carré de fleurs qu'on n'eût jamais pris pour une tombe, si un marbre blanc portant un nom ne l'eût constaté.
Ce marbre était posé droit, un treillage de fer limitait le terrain acheté, et ce terrain était couvert de camélias blancs.
– Que dites-vous de cela ? me dit le jardinier.
– C'est très beau.
– Et chaque fois qu'un camélia se fane, j'ai ordre de le renouveler.
– Et qui vous a donné cet ordre ?
– Un jeune homme qui a bien pleuré, la première fois qu'il est venu ; un ancien à la morte, sans doute, car il paraît que c'était
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