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Zac m'a dit
J'ai failli entrer en pessimisme à l'automne 1981.
Grâce à l'intermédiaire d'un garçon à qui je signe ici un gros chèque de gratitude. Même s'il commença par me désespérer.
Zac ne s'insinuait pas dans l'existence des autres. Ce soliste de la joie percutait d'emblée votre quiétude, avec une passion pour les vérités abruptes. A seize ans, il avait déjà essayé plusieurs vies en prenant le temps d'aller vite. Et s'était goinfré de toutes sortes de femmes qui lui avaient fait découvrir l'art d'aimer à la limite de soi : des mémères tentées par l'amant de leur fille, des honnêtes pressées, des folles, des qui fatiguaient leur jeunesse. Polyglotte, hautement non conventionnel et animé d'une curiosité multidirectionnelle, cet adulte en miniature possédait sur tous les sujets cent connaissances d'avance sur moi. Zac raisonnait déjà à rebrousse-poil, en se gardant comme du feu de conjuguer les croyances de l'époque. Cosmopolite et gaiement à moitié juif par son père, Zac Frank[10] appartenait à un clan de marchands de tableaux originaires de Vienne. Sa maman était allemande et trop protestante ; d'origine badoise mais très acclimatée à Paris. Elle avait divorcé de son passé familial harassant, de son pays. Au fil des persécutions, la tribu paternelle de Zac s'était éparpillée de par le globe. Les Frank parlaient l'allemand le plus pur à la maison, éduquaient leur progéniture dans des écoles françaises et palabraient en anglais pour hâter leurs affaires nord-américaines. Zac avait donc lu Nietzsche, Lacan et Byron en version originale ; en se gardant bien d'atténuer les effets secondaires de ces anticonformistes de plume.
Un matin d'octobre 1981 donc, je déambulais avec lui dans Paris lorsqu'il se racla la gorge et s'immobilisa ; ce qui arrivait rarement à ce jeune érudit - anormalement savant - aussi frétillant qu'un tronçon d'anguille. A cet instant précis, nous nous trouvions sur le trottoir de l'hôtel Lutetia, l'ancien quartier général de l'Abwehr (service de contre-espionnage de la Wehrmacht) réquisitionné par la Croix-Rouge à la Libération. C'est là que la maman de Nathalie avait été accueillie lors de son retour d'Auschwitz, en équilibre entre l'enfer et la joie, ne sachant trop où se situer. En elle, tout était détruit. Encore chaud de la lecture du Nain Jaune (chapardé sur la table de nuit de ses parents), Zac me lança :
- Il écrit bien ton père, à bout de souffle. Mais... ton Daddy a été pour de vrai directeur de cabinet de Pierre Laval à partir de fin avril 1942 ?
- Heu... oui, je crois.
- Tu sais quand la rafle du Vél d'Hiv a eu lieu exactement ?
- Non.
- Les 16 et 17 juillet 42. Le Nain Jaune était donc aux manettes depuis... deux mois et demi, calcula Zac. C'est embêtant. Les presque 13 000 raflés ont quasiment tous été envoyés à Auschwitz et gazés. Enfants compris.
- Grand-père n'avait rien à voir avec ça.
- Rien ne peut échapper au directeur de cabinet du chef du gouvernement français, précisa mon jeune ami en se tordant la lèvre de gêne.
- Tu crois ? balbutiai-je.
- Les documents concernant cette rafle ont forcément été discutés, à un moment ou à un autre, autour du bureau de ton Daddy. Et le directeur de cabinet du président du Conseil peut toujours dire non à un projet, c'est même son boulot de dégager en touche les demandes déraisonnables. Et de retoquer l'inacceptable. Tout ce qui a été signé par Laval de mai 1942 à octobre 1943 a été soit pondu soit relu mot à mot par ton Daddy. Un dircab, comme on dit, ça sélectionne les documents placés chaque matin dans le parapheur du ministre et ça oriente chaque décision. Quand il ne dispose pas carrément d'une délégation de signature.
- Tu crois ? ai-je demandé en éprouvant un froid comme je n'en avais encore jamais connu.
- Pourquoi le Nain Jaune n'a-t-il pas démissionné ? articula Zac.
- Il ne savait pas...
- ... où les trains de déportés se dirigeaient ? s'agaça alors Zac. C'était un homme brillant, pas un connard de milicien. Il n'a pas gobé sérieusement l'idée qu'on envoyait des bébés et des vieillards dans des camps de travail à l'Est !
- Si.
- Non... insista Zac. Ton grand-père n'a pas pu être frappé d'aveuglement pendant aussi longtemps. A moins qu'il ait à tout prix voulu s'en persuader. Ou refusé de s'informer.
Zac tapota sur la plaque de l'hôtel Lutetia et continua d'une voix voilée mais assurée :
- A-t-il eu la trouille que le gouvernement Laval soit remplacé par un Gauleiter (représentant personnel du Führer à la tête de certains pays conquis) pire que Vichy, sur le modèle des fripouilles qui ont brisé les Polonais ?
- J'ai déjà entendu cette thèse... à Vevey.
- C'est pourtant infondé, objecta-t-il. Aux yeux des nazis, les Français présentaient une valeur raciale très supérieure à celle qu'ils attribuaient aux Slaves. Ils n'ont jamais exterminé les prisonniers de guerre français alors qu'ils ont laissé crever de faim et de froid 3,3 millions de prisonniers de guerre russes sur les 5,7 millions qu'ils détenaient. Une deuxième Shoah... dont on se fout un peu à l'Ouest mais pas en Russie. Et Hitler n'a jamais fait fermer les hôpitaux en France alors qu'à l'Est les structures sanitaires étaient interdites pour que la race slave diminue peu à peu. En France, jamais les élites universitaires non juives n'ont été décapitées comme en Pologne. Si quelqu'un était informé à Vichy, c'était bien ton Daddy. Il connaissait les Allemands de près. La soi-disant crainte d'être remplacé par pire que soi ne tenait pas. Le nazisme obéissait à une stricte logique raciale, et ton Nain Jaune le savait mieux que quiconque.
Ces tarés biologisaient tout. S'ils se sont laissé aller à des représailles, parfois, jamais ils n'auraient décimé les Français.
- Et le massacre d'Oradour-sur-Glane, qu'en fais-tu ? Les SS se sont comportés dans ce village du Sud-Ouest exactement comme avec les Slaves ! Ils ont liquidé tout le monde.
- C'était purement tactique.
- Pardon ?
- Oradour fut une importation ponctuelle des méthodes en vigueur à l'Est, devenues provisoirement nécessaires aux yeux des Allemands en raison du déplacement des troupes d'occupation du Sud-Ouest qui remontaient vers la Normandie, pour contrer le débarquement. L'OKW de la Wehrmacht (haut commandement de l'armée allemande) avait décidé de terroriser les civils, pour les désolidariser de la Résistance française et éviter la formation d'une république autonome dans le Centre. Oradour, c'est justement l'exception qui confirme la règle ; alors qu'à l'Est il y a eu des Oradour par centaines. Deux cent cinquante au moins, pour la seule Biélorussie.
- Peut-être bien... Je ne sais pas. Mais... Laval s'est tout de même opposé, au début, au port de l'étoile jaune exigé par les Allemands.
- Pas par amour des Juifs, rassure-toi, ironisa Zac. Mais au motif qu'il ne fallait pas en faire des martyrs aux yeux des Français. Le patron de ton Daddy gérait son opinion publique ! Pas la bonne santé des Juifs. Et puis ne l'oublie pas : Vichy est le seul régime qui ait livré aux nazis des Juifs planqués dans des territoires qu'ils n'occupaient pas !
Des questions de cet acabit et des commentaires aussi documentés, Zac m'en administra souvent sans la moindre précaution. En un rien de temps, ce jeune Pic de la Mirandole déboulonna complètement dans mon esprit la légende dorée du Nain Jaune. Et me glaça le cœur. Blessé dans l'admiration que j'avais jusqu'alors vouée à mon grand-père, je restais désemparé par les questions si informées dont Zac me bombardait ; faute de munitions de première main pour riposter.
Confronté à son érudition maladive, je découvris par lui, et avec stupeur, l'étendue des pouvoirs d'un directeur de cabinet. Mais il y avait pire encore : Zac se permettait de faire fi de la croyance qui avait jusque-là protégé le Nain Jaune de toute poursuite judiciaire. Mon ami osait voir la réalité en se moquant totalement de la convention qui veut qu'un directeur de cabinet n'occupe qu'une fonction purement administrative alors que les ministres en titre, eux, assument la responsabilité politique. Ce mythe français - qui m'avait été mille fois seriné, à la manière d'un dogme apaisant pour les Jardin - avait après-guerre assuré la sécurité de la presque totalité des hauts fonctionnaires de Vichy ; et Zac, lui, se permettait de balayer cette règle culturelle. Comme s'il se fût agi d'une supercherie.
Vidé de mon sang ce jour-là, je me suis arrêté et lui ai dit :
- Si on allait voir le dernier James Bond ?
- Pardon ? reprit-il éberlué.
- J'adore les James Bond.
En héritier des Jardin, je n'avais pas mis une minute pour ne pas avoir entendu ce que Zac venait de m'apprendre. Et ne pas même entrevoir la scène du 16 juillet à Vichy. Il me fallait à n'importe quel prix échapper à la brûlure de lucidité.
Personne ne peut admettre tranquillement que son grand-père a bien été aux affaires, au deuxième étage de l'hôtel du Parc, le matin de la rafle du Vél d'Hiv. Quand la réalité exagère et que le déshonneur rôde, ne reste plus que l'oxygène de la négation ; ou plutôt le retrait de soi. Cette forme de suicide provisoire.
Sans doute Zac le comprit-il : nous filâmes voir le James Bond saisonnier, For Your Eyes Only, avec Roger Moore et la jeune Carole Bouquet. Film dont je n'ai conservé aucun souvenir. A peine assis dans le cinéma, je fus saisi d'un irrépressible désir de dormir ; comme si une instance inconsciente m'avait sommé de convertir en rêves la révélation monstrueuse que je venais de ne pas entendre et que mon cerveau ébranlé ne parvenait pas à déglutir.
Au sortir de la salle, sur le boulevard du Montparnasse, j'avais retrouvé mon masque de gaieté. Le rire nerveux d'un garçon mort de son vivant ; pas encore prêt à endosser son sale héritage.