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Mes doutes éphémères

De temps à autre je me réfugiais dans des périodes d'apaisement. En atténuant ma lucidité. En espérant encore que Jean ait été finalement étranger au pire de Vichy. En rejoignant les sympathiques affabulations des Jardin. En cessant de fréquenter Zac qui, de toute façon, restait en marge de ma vie. Je préférais le présent au passé.

Cela me reconstituait. Deux jours. Un mois.

Je retrouvais alors la joie d'être un Jardin, de surfer sur nos légendes.

Le Nain Jaune n'était-il pas, à lui tout seul, un sacré morceau de romanesque ? Un incompris de grande classe, condamné hâtivement par l'Histoire toujours réécrite par les vainqueurs ? N'avait-il pas fait le bien à sa portée, à chaque fois qu'il l'avait pu, en sacrifiant sa propre quiétude morale ? Ne devais-je pas voir en lui un martyr portant une couronne d'épines, un haut fonctionnaire apolitique qui avait avalé non des couleuvres mais des vipères et des pelotes d'épingles afin de servir le pays jusqu'au bout ? N'était-il pas de ceux qui, portés par un dévouement réel de pur technicien, avaient eu le cran de se damner pour les autres ? N'avait-il pas été chef de cabinet et non directeur de cabinet de Laval, comme certains documents l'indiquaient parfois avec un certain flou ? Ce qui aurait fait de lui, je l'espérais désespérément, un strict exécutant, très secondaire (comme si ce distinguo moderne avait eu en 1942 le sens administratif qu'on lui attribue aujourd'hui...). Le Nain Jaune n'avait-il pas empêché, en restant à son poste dans la tourmente, que les vrais fripouilles politiques - Marcel Déat et Doriot, deux fascistes roublards - ne saisissent trop vite le gouvernail du pays ? Le temps que l'Amérique forge les armes de notre libération. L'antienne du glaive (de Gaulle se battant à Londres) et du bouclier (Pétain protégeant les Français à Vichy) ne comportait-elle pas une part de vérité tactique, à défaut de légitimité morale ? Ces sornettes, longtemps si utiles aux consciences françaises, me soulageaient bien un peu.

Comme elles soulageaient les miens qui me répétaient qu'il n'avait été qu'un vague subordonné, que les débusqueurs de collabos actifs - type Klarsfeld - ne lui avaient jamais rien reproché frontalement...

Mais elles avaient un coût : celui de me décrocher de ma sensibilité ; car pour avoir beaucoup lu sur l'emploi des forces de police françaises de tous poils (municipale, gendarmerie et agents des RG) sous son règne administratif, je savais hélas que l'abjection, la traque minutieuse et le fichage opiniâtre des non-Aryens par nos services - alors que les Allemands n'eurent jamais plus de deux à deux mille quatre cents policiers sur le territoire français - dataient bien de son époque.

Il me fallait, pour adhérer à ces fariboles qui comportaient une part de vérité, renoncer à ma part d'honnêteté. Divorcer d'avec le meilleur de moi. Et ne pas me construire, demeurer dans les limbes d'un âge non adulte ; car on ne peut pas se bâtir sur le sable de la mystification - fût-elle gobée par un pays entier - ni s'appuyer sur de l'ambiguïté. L'action érosive du mensonge est sans fin. Mon hérédité fallacieuse me rendait un peu faux, tarissait ma sève, sapait ma confiance en moi ; ce qui est la mort dans la vie. Notre respectabilité truquée m'empêchait d'en trouver une réelle.

D'un naturel positif, j'abritais un détrompé souriant, une amertume noyée dans des quintes de rire ; comme si l'homme avait été une erreur de jugement et que j'avais eu honte de cette opinion sombre.

Je finissais par en vouloir au Nain Jaune non pas d'avoir été un collabo mais de faire de moi son complice, le délégué en quelque sorte de ses noirceurs assumées avec candeur ; alors que depuis la libération des camps, et surtout la diffusion des images projetées au procès de Nuremberg, les conséquences de ses actes politiques n'étaient plus contestables. J'étais prêt à lui pardonner de s'être dupé lui-même ; pas de m'avoir muselé par fidélité. Et encore moins qu'il n'eût jamais changé d'opinion sur la collaboration d'Etat après l'ouverture d'Auschwitz. Contre qui me venger ? Uriner, cracher, colérer ?

Alors, je revenais toujours à Zac ; en comptant sur mes douleurs. Dans le dos des miens.

Qui ne voyaient pas encore en moi un apostat.