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Soudain, j'en suis
Le sentiment d'en être fut longtemps pour moi une source d'horreur indélébile. Je voyais bien dans l'œil de certaines personnes bouffies de gentillesse, et percluses d'amabilités au seul énoncé de mon patronyme, que mon lignage supposait certaines compréhensions ; pour ne pas dire un accord implicite avec une forme d'antisémitisme supposément culturel ou de bon aloi. Le plus pernicieux peut-être ; car, sous ses dehors bonhommes, suintant l'entre-soi inoffensif, il légitime l'assassin. Et permet à une nation sans nerfs de fermer les yeux.
Lors d'une signature chic à l'Opéra de Paris, en 1986, une jeune femme sensuelle - étourdissante de blondeur polaire - se pencha vers moi. Manifestement, elle n'en voulait pas qu'à mon cerveau. Engageante, elle vrilla ses pupilles bleues dans les miennes, gonfla son corsage magnifique et me susurra d'un air entendu :
- Vous savez, nos familles sont très liées... par nos grands-pères. Ils se sont bien connus... à Vichy, en 42-43 !
- Vous vous appelez comment ?
- Ma mère est née (...), un nom qui résonne bien de chez nous, n'est-ce pas ?
La créature débordait d'attraits et d'arguments charnus.
Glacé, je me suis aussitôt rétracté.
Ces malaises réfrigérants s'accentuèrent et prirent un tour vraiment récurrent lorsque mes romans commencèrent à connaître une réelle diffusion.
Paris, novembre 1988. J'ai vingt-trois ans. Ecrivaillon fêté depuis la parution de mon roman Le Zèbre, tout le monde cherche à se frotter à mon succès que j'imagine éphémère. J.C., un critique littéraire de renom, épanoui de gaieté, collectionneur de mondanités mythiques et lustré de culture - à qui le triomphe du Zèbre doit beaucoup - veut me faire une surprise :
- Mets une veste et une cravate, je t'emmène dans un endroit très spécial. Tu verras, ce sera une jolie rencontre avec de vrais amis de ta famille... Ne t'inquiète pas !
Amusé autant qu'intrigué, je noue une cravate, me glisse dans mon unique veste et suis le critique pimpant - que j'apprécie fort au demeurant - qui m'escorte... chez Maxim's, rue Royale. Sur la droite en entrant dans la salle, une table est dressée ; y trônent une vieille dame volubile et son antique mari, moins frais. D'autres invités sont là, attablés, dont un très vieux monsieur à l'accent aussi aristocratique que germanique. Son esprit fuse. On rit, on pétille, on m'accueille. La vieille dame paraît si connue de tous qu'on ne prend même pas la peine de me la présenter ; ni son mari d'ailleurs. Ce serait inconvenant. Elle me serre dans ses bras avec une effusion marquée, déclare que « nous sommes en famille », m'apprend qu'elle est la marraine de l'un de mes oncles et se répand en souvenirs affectueux concernant le Nain Jaune (« il était tout pour nous, tout... ») ; puis elle évoque les heures étincelantes qu'ils ont traversées ici, avec lui, il y a si longtemps déjà. Parmi les aficionados du IIIe Reich mondain ; Cocteau, Yvonne Printemps, Mademoiselle Chanel et tant d'autres égarés. Le vieux monsieur allemand opine du bonnet, nostalgique. Tout un monde estompé revit dans les lumières ambrées de Maxim's.
Soudain, le froid monte en moi.
Je comprends que la vieille dame s'appelle Josée de Chambrun. Elle est la fille de Laval et son mari fléchissant est bien l'un des anciens avocats de Pierre Laval devant la Haute Cour en 1945. Une coupe à la main, je me trouve donc en train de frayer avec l'une des nombreuses égéries de la vie collaborationniste parisienne sous l'Occupation, l'un de ces noms phares qui fédéraient alors les baladins en vogue. Ce qui n'était pas rien : la vie mondaine traduit bien la capacité d'un pouvoir à trinquer avec les élites d'un pays, même piétiné. Et là, soudain, on est entre soi, en famille. N'est-elle pas la marraine de mon oncle ? Les mots d'esprit fusent ; le ricanement aristocratique est de rigueur. Mal à l'aise, je ris au milieu de ces gens décidément très bien. On me sert une eau minérale pétillante - de la Châteldon - propriété, me dit-on, du Président (Laval). J'avale de travers mais fais bonne figure. Que dire devant une telle déferlante de gentillesses qui me fige d'épouvante ? Que répondre à cette très vieille mondaine écroulée, encore éprise de son père, et à son époux fourbu d'Histoire qui fut l'une des voix de la fidélité à Pierre Laval, son beau-père ?
S'ensuivent des souvenirs attendrissants mêlant le Nain Jaune et toute la faune littéraire ou cinématographique française qui, en ce lieu même, dînait avec une certaine Allemagne ; évocation désuète, empreinte de nostalgie pétillante. Tout de même, c'était bien. Ravi de sa surprise, le souriant critique du Figaro n'a pas l'air de s'apercevoir qu'il m'a crucifié. J'ai vingt-trois ans, peu d'assurance encore. Je ne dis rien, attends glacé aux moelles et finirai pas sortir dans la rue en ayant envie de prendre une douche ; de me désouiller d'un passé qui n'est pas le mien. Tout à coup, j'ai honte de cette familiarité tribale qui m'a totalement dérouté. Et sur le trottoir, je tousse à m'en arracher la glotte. Par la vitre, j'aperçois une dernière image : d'autres très vieux convives - bavarois, indique leur costume traditionnel - se joignent à la table brillante des Chambrun. Chez Maxim's, ce petit monde retrouve l'un des décors chatoyants de leur jeunesse commune ; et une hôtesse toujours aussi exquise qui s'ébroue dans la mondanité de haute volée. Rien n'a changé.
Moi si. Je souhaite ne plus jamais frayer avec ces gens si bien sous tout rapport.
Ne plus jamais me souvenir d'un hier qui ne doit pas être le mien, d'une complexité et de contradictions qui m'asphyxient.
Le soir même, j'écrivis trois chapitres de Fanfan.
Pour m'aérer, me réchauffer le cœur ; et rêver ailleurs.
Sous ma plume, soudain, il ne fut plus question que de petites extases bleutées. Je ne voulais plus goûter aux breuvages à hauts risques. Plus jamais entendre parler de mémoire incorrecte. Me défaire à toute allure de l'ignominie accrochée à mon nom. Et ne plus respirer que des valses de bons sentiments, ne plus connaître que des blessures à fleuret moucheté, des étourdissements aériens. Des baisers volés ou retenus, des entrechats sentimentaux.