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La tombe des Jardin
Depuis l'âge de quinze ans, je ne suis retourné qu'une seule fois sur la tombe du Nain Jaune et celle de mon père, voisines dans le cimetière bucolique de Vevey ; à l'exception des enterrements où je ne pouvais pas me défiler. Mes propres enfants n'en connaissent pas l'emplacement. Ils ne se sont jamais inclinés devant nos ascendants communs.
Nulle négligence dans cette dérobade au long cours.
Je n'ai jamais pu déposer de fleurs sur leurs mensonges.
La douleur de m'être glorifié d'une honte - porter le nom de Jean - s'est trop longtemps ajoutée chez moi à la terreur d'être démasqué.
Ce boycott sourd doit tout à ma colère inapaisée. Honorer sans réticence le Nain Jaune constituait pour moi une insulte supplémentaire aux familles juives mutilées par Vichy. Me recueillir - même seul - sur la sépulture du Zubial eût été souscrire à ses dénis, aux affabulations charmantes par lesquelles il avait cru se - et me - protéger. Me retrouver la nuque baissée face à leurs restes me semblait contraire à l'esprit de réparation qui m'habitait.
Une seule fois je me suis rendu au cimetière de Vevey, au bras de ma seconde femme. L'âme lourde. C'était il y a dix ans. J'avais osé ce pèlerinage car, depuis que nous sommes deux, le souffle de L. m'a toujours porté aux désenlisements. Sa bouche avait déjà un parfum d'aventure. Sous un mauvais soleil qui tombait des interstices du ciel, engourdi de peine, je n'ai pas su les présenter. Je suis resté là, malheureux d'être moi, au bras de cette femme sans déguisements qui rallie dans son sang italo-français tant de contraires : les gènes d'une grand-mère dont les papiers d'identité affichaient le tampon rouge JUIF et ceux d'un père prénommé Philippe (comme Pétain), né en mars 42 à... Vichy. Ça ne s'invente pas. J'ai alors fleuri la pierre tombale du Zubial, avec malaise et un brin de fragilité. Mais impossible de déposer la moindre rose sur la stèle du Nain Jaune. Même une petite fleur m'aurait semblé un outrage aux enfants du Vél d'Hiv.
Je n'allais pas réciter le kaddish (même si nous avions été dix hommes), la prière juive pour les disparus, devant la croix minérale du directeur de cabinet de Pierre Laval.
Résigné, j'ai fermé mes paupières pour éclipser leurs tombes ; et nous sommes partis. Le cœur à plat et le front triste.
Suis-je prêt à leur pardonner leurs actes ? Peut-être un jour, mais je ne pardonne toujours pas au Zubial et au Nain Jaune d'avoir fait de moi l'héritier d'une respectabilité douteuse. Ni le parfum de frivolité que le Zubial crut nécessaire d'accrocher à notre nom. Comment papa a-t-il osé métamorphoser l'un des moteurs de Vichy en un Nain Jaune étincelant, entortiller le pire dans sa piété filiale ? Et nous inventer sur papier broché une honorabilité de contrefaçon ? D'aucuns y verront une insolente marque de talent. Ce génie-là fascine ma plume ; mais appliqué à la plus indécente des falsifications, il me fait horreur. Et parfois me fait désespérer de la littérature.
L'un de mes oncles que j'aime s'est longtemps occupé de l'entretien des deux tombes. Désormais, je m'acquitte de factures libellées en francs suisses, celles du Zubial ; la monnaie de l'exil éternel. Le montant, à chaque fois, m'écœure par sa modicité.
Ils m'ont coûté si cher, ces deux-là.