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La petite Juive
J'ai dix ans, peut-être plus. L'été suisse me réchauffe. Je lézarde en vacances à Vevey chez mon grand-père que j'adore. Et qui, pour me faire rire à table, caresse sa serviette en lui donnant la mobilité alerte d'un petit lapin. Ma mère, elle, ne le sent pas. Sa violence contractée l'inquiète, me dira-t-elle plus tard. Elle a soin de vivre ; lui d'assurer sa survie. Ce que j'ignore alors. Le vieux fauve policé et séduisant m'impressionne bien un peu mais je suis fier d'être le petit-fils de cet homme sûr de lui et dominateur ; même s'il est de petite taille. Sa culture est si vaste qu'il me fait l'effet d'un juke-box de citations.
Je me suis réfugié au dernier étage de la propriété des Jardin, la Mandragore. Une bâtisse ancienne et stylée qui s'élève au bord des brumes du lac Léman, dans les fines couleurs ardoisées d'un paysage aquatique ; celui de la Riviera vaudoise. L'endroit est ceinturé du rempart de nos rêves. Je suis blotti dans le lit moelleux de Zouzou, la secrétaire et maîtresse de mon grand-père. Son grand lit se trouve curieusement aménagé dans une alcôve qui forme le cul du bureau du Nain Jaune, au deuxième étage. Ce renfoncement obscur est comme protégé par des rideaux. Je m'y suis lové pour savourer des albums de Tintin, chapardés à l'un de mes oncles ; sans avoir demandé son autorisation.
Mon grand-père pénètre dans le bureau arrondi qui forme une rotonde et dont les larges fenêtres ouvrent sur un parc très dessiné descendant vers le lac. Zouzou est à ses côtés. Une liane aux cheveux tressés. Un morceau de candeur qui le repose sans doute de l'enchevêtrement de ses arrangements intérieurs. Elle et lui ouvrent une fenêtre et s'y appuient pour fumer, avec des nonchalances d'après-midi chaud. Derrière les rideaux, je les aperçois tous deux comme à travers une gaze. Je devine que le vieil homme dépose un regard compliqué sur la nuque ingénue de la jeune femme. Ne sachant trop si j'ai le droit d'être là, dans le lit de Zouzou, je me tais.
Soudain, par la fenêtre, le Nain Jaune aperçoit dans le parc une jeune personne pétillante qui bourdonne autour de mes deux oncles ; surtout du plus âgé, Simon, qui s'en est amouraché, avec toute la pureté et l'exclusivité dont il est capable. Cette fille virevoltante, sans hanches et au corps de miel, a eu le bonheur de captiver les Jardin dans leur ensemble ; Nain Jaune compris. Mon grand-père s'est même mis en frais de la considérer et de lui offrir des marques non d'affection mais, peut-être, d'estime. Le Nain Jaune expire un nuage de fumée lente et lance à Zouzou, instinctivement, comme s'il avait trouvé spontanément le mot qui, par sa charge magique, pouvait placer cette fille le plus loin possible de notre famille et de notre goyitude helvétique :
- Tiens, voilà Simon avec sa petite Juive...
Suivent quelques qualificatifs déplaisants, formulés sans haine - chez les gens bien, on ne s'abaisse pas à médire frontalement - mais sur un ton assez désobligeant, mêlés d'admiration agacée, pour cerner la séductrice, voire lui arracher ses masques ; mots qui, tous, laissent entendre qu'elle serait bien juive puisqu'elle est intrigante, ambitieuse, un peu trop intelligente et intéressée, oui c'est cela, intéressée... et si ingénieuse.
Je suis encore un mouflet. Je ne perçois pas nettement les connotations qui suintent dans ces paroles pas dégoûtées mais presque, ou plutôt agacées, comme si le Nain Jaune était contrarié - oh, un rien ! - que son fils aîné se soit fait embobiner par une petite Juive. Et puis, je suis encore si loin de connaître l'arrière-cour politique de mon grand-père, à des années-lumière d'imaginer qu'un jour je m'interrogerai sur ce qu'il faisait de ses talents le matin de la rafle du Vél d'Hiv. Cependant, je ressens un malaise.
Pour la première fois de ma vie, j'ai froid devant cet homme-là.
Ce qui vient d'être dit en fumant, et que ne relève pas Zouzou silencieuse, ne colle pas avec la conduite du Nain Jaune lorsqu'il est face à la jeune femme. Ce qui me fait frissonner, sur le moment, ce n'est pas l'antisémitisme comprimé, disons de bon aloi, que je suis encore bien incapable d'identifier ; non, c'est la duplicité ouatée de mon grand-père, le fait qu'il sourie à la petite Juive lorsqu'ils devisent au petit déjeuner et l'animosité contenue avec laquelle il murmure, replié dans son bureau avec Zouzou, des insinuations qui ne se disent pas en public. Oh, rien de bien méchant... de l'antisémitisme « convenable », celui qui paraît acceptable et légitime entre soi, ce racisme bourgeois qui considère implicitement le Juif comme l'intrus des sociétés, des nations et des bonnes familles.
Et moi, à cet âge-là, ça me choque ; parce que j'apprécie la petite Juive, son insolence, sa drôlerie rocambolesque, son amour des chiens. Et sa singularité joyeuse.
Plus jamais je ne réentendrai de paroles - ou plutôt d'allusions - antisémites dans sa bouche. Mais, devenu adulte, j'aurai par Zouzou confirmation qu'il appelait bien cette fille aux cheveux longs, lorsqu'ils en parlaient ensemble, la petite Juive. Ce qui, compte tenu de son détour par Vichy, laisse songeur. J'en ai alors toussé nerveusement pendant deux bonnes minutes. Ceux qui ont sacrifié d'autres hommes devraient surveiller leur vocabulaire.
Mais cette année-là, je ne peux encore rien percevoir.
Je suis toujours dans l'insouciance d'une époque où le Nain Jaune - mon intouchable et si protecteur grand-père - n'a pas de passé ; seulement un présent que j'aime partager au bord des molles eaux du lac Léman parmi les gens très bien de ma famille. Cet été des années soixante-dix, gavé d'un bonheur né de choses minimes, ne résonne d'aucune tragédie. L'impensable me reste étranger. Le mal reste dans mon esprit un accessoire de cinéma, bon pour les westerns-spaghettis qui me captivent.