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Auschwitz chez les Jardin
Le Nain Jaune avait persécuté - administrativement s'entend - les Juifs ; mon premier grand amour d'adolescence fut donc une Juive. Nathalie, une jolie fringante, viveuse et pétillante, était la fille d'une déportée à Auschwitz. Comme s'il m'avait fallu, à tout prix, crier chez nous ce qui était récusé.
Presque tous les Jardin connurent cette tentation de la liaison juive ; de l'amour verboten en 1942.
Nathalie W. eut sans doute, elle aussi, d'autres comptes à régler avec sa propre famille aux archives si lourdes ; je le suppose. Sa mère, madame W., craignait-elle de me meurtrir en risquant une allusion à mon ascendance si spéciale ? Je ne sais. Généreuse, elle se montra toujours avec moi, dans leur appartement de la rue Daru, d'une émouvante discrétion et consentit même à ce que sa fille vînt en vacances chez les Jardin, à Vevey ; autant dire à Vichy-sur-Léman.
Scène incroyable d'électricité.
Juillet 1981. Une Juive tatouée et arrêtée par la police de Vichy conduit sa fille chérie chez son amoureux, au domicile même du haut fonctionnaire qui pilota le cabinet de Pierre Laval le matin de la rafle du Vél d'Hiv en 1942. Pour l'y laisser s'ébattre, faire du ski nautique et être contente.
Cet été-là, celui de mes seize ans, je n'avais pas encore pris totalement conscience du passé rétracté du Nain Jaune ; et de son implication génocidaire assez directe. Mais tout en moi subodorait l'insoutenable. Je ne savais pas au juste quelles émotions je maniais en invitant la mère de Nathalie à venir la déposer chez nous, en Suisse ; mais, mû par une force trouble qui cognait en moi, j'entendais à tout prix commettre ce qui m'apparaissait bien comme une provocation.
Les miens allaient-ils voir enfin ?
Même si la photo de Pierre Laval qui trônait pieusement sur le bureau du Nain Jaune avait été retirée en 1976 (par qui ?).
La voiture de M. et Mme W. entre chez les collabos en vacances : ma famille. L'air de rien, en affectant une désinvolture très déplacée, je les ai tous prévenus du passé concentrationnaire de la mère de Nathalie ; ce qui ne suscita aucun commentaire de la part des miens. Une Juive ? demanda simplement un ami de la famille. Une Israélite, corrigea aussitôt un Jardin de passage qui semblait ignorer que le mot Juif n'est pas une injure à atténuer et qu'il n'est donc pas indispensable de le remplacer par un autre.
La voiture avance dans le parc. Mon amoureuse épanouie surgit enfin d'une portière et m'embrasse. Elle est d'une gaieté tendue.
Sa mère, un peu sonnée, sort du véhicule.
Sa mauvaise santé de fer la soutient ; comme toujours.
Son regard embué se heurte au mien. Nous nous sommes compris. Elle me sourit ; je lui renvoie d'un regard toute ma tendresse. Soudain j'ai froid et honte de l'avoir attirée chez le Nain Jaune, d'être qui je suis malgré moi ; sans possibilité de révoquer mes gènes. Le père de Nathalie a l'air sur ses gardes. Va-t-il déguerpir ? J'embrasse Mme W. et vois illico qu'elle a pris soin de mettre une robe légère aux manches courtes ; un vêtement qui laisse voir son tatouage violacé hérité d'Auschwitz. La température clémente n'est sans doute qu'un prétexte. Son drapeau est hissé ; le nôtre est invisible.
A quoi ai-je joué exactement ce jour-là ? A qui verra justement l'invisible, à qui entendra, à qui devinera, à qui hurlera, à qui dévoilera, à qui déchirera l'énorme secret et la trame de nos jours feutrés. A qui flanchera surtout. Et à qui délivrera ma génération du morne silence de nos pères.
Mais le pire se produisit : rien, aucune ride sur le lac de nos habitudes. Ma grand-mère, en femme bien, accueillit les W. avec une civilité parfaite et des mots enjôleurs en leur servant un thé exquis. Sans voir le numéro tatoué sur l'intérieur du bras de Mme W. Sans que les noms d'Auschwitz-Birkenau ou ceux de Beaune-la-Rolande ou encore de Drancy fussent jamais prononcés ou même frôlés. Comme si nous étions une famille normale, exonérée de tout passé, pour qui Vichy n'était qu'une ville d'eau, un havre pour curistes. Comme si nous n'étions pas dans la maison de l'homme à la Balto de la scène du 16 juillet 1942.
La femme du Nain Jaune nous donna-t-elle une leçon de réserve ou de rude indifférence ?
Les parents W. repartirent comme si de rien n'était.
J'en ai été blême, glacé, nauséeux d'être rempli de mon sang.
Je n'arrivais pas à m'opposer à mon cafard ; aussi me suis-je montré gai, alerte et plus rieur encore qu'à l'ordinaire. En faisant visiter notre parc à Nathalie, je sortis même sur la terrasse blanche les enceintes de notre chaîne stéréo afin de mettre à plein volume de la musique classique - du Strauss, il me semble - pour faire valser mon écœurement et plaquer des notes allègres sur ce décor trop Jardin. Trop pimpant. Trop fleuri.
Mme W. aurait bousculé ma grand-mère, mis en pièce notre sérénité vaudoise et insulté notre goyitude paisible, j'en aurais été soulagé. Aurait-elle crié à toute force d'être là, chez nous, que j'aurais hurlé à ses côtés.
Barricadée dans sa cécité, flottant au-dessus du monde, ma grand-mère n'eut pas, cet après-midi-là, le courage de voir. L'humanité de reconnaître enfin l'offense ; pas comme une automate du remords ou une athlète du repentir, non, avec des mots simples, dosés. Fuyante comme à l'accoutumée, elle n'eut pas le cœur d'accueillir la gêne de cette grande dame tatouée qui accompagnait sa fille en prenant sur elle ; et en lâchant de temps à autre un rire de gorge un peu rauque qui signalait son malaise. Ni assez d'âme pour présenter des excuses au nom de son mari, pour trouver les mots justes.
Vichystes nous avions été au bord de l'Allier, vichystes nous restions sur les rives du lac de Genève. Campés sur de nauséabondes fidélités.
Aussitôt, par réflexe d'asphyxié, je me suis demandé comment je pourrais raconter cette scène en l'aérant, en y mettant une drôlerie apaisante, en la saupoudrant de merveilleux. En la romançant au plus vite.
Un jour, je me ferai greffer la mémoire d'un autre.