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2. Dans la sanisette

А l'embranchement du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens, François tourna nerveusement la tête. Trente-cinq ans, costume sport, cravate, il se dirigeait, ce matin-là, vers un rendez-vous professionnel important. Dans quinze minutes exactement, il allait discuter une affaire de 300 kF requérant toutes ses capacités intellectuelles. Or, sortant du métro, il venait d'être saisi par un urgent besoin. Les questions s'entremêlaient: Quelle stratégie adopter? Comment se soulager? Emprunter les toilettes de son interlocuteur avant d'engager les pourparlers? Trop de précipitation vers le «petit coin» le placerait en position de faiblesse. Supporter pendant la négociation ce tiraillement intérieur serait pis encore, déconcentrant, négatif. Il fallait agir.

Il aurait pu s'épancher contre un arbre, а un angle de rues discret; mais trop de pudeur lui interdisait un tel procédé. Entrer dans la brasserie voisine pour utiliser clandestinement les toilettes? L'établissement, pour l'heure, était presque désert et la tentative risquait de lui attirer d'humiliantes remarques: «Hep! Il faut consommer pour utiliser les toilettes!» Soudain, François aperçut dans la lumière hivernale, de l'autre côté du carrefour, une sorte de blockhaus ovoпde de couleur brunâtre, appartenant а cette nouvelle génération de pissotières qui, depuis les années quatre-vingt, jonchent les trottoirs parisiens. Connu sous l'appellation de Sanisette J.-C. Decaux (du nom de son fabricant), l'édifice portait une enseigne lumineuse. Un dessin de chaise roulante indiquait que l'endroit était accessible aux handicapés; mats pas exclusivement. Rassure, le jeune cadre franchit rapidement le carrefour, rendant grâce à J.-C. Decaux, roi du mobilier urbain, champion de l`affichage lumineux… Encouragé par la municipalité parisienne, cet entrepreneur inspiré avait fait construire, sur le chemin de 300 kF, un salutaire lieu d'aisance! Tout en traversant le boulevard, François palpait au fond de sa poche les pièces de monnaie qui lui ouvriraient bientôt la porte de l'ultramoderne pissotière automatique.

La sanisette était plantée sous les arbres, entre deux rangées d'immeubles en pierre de taille. Ce bloc de matière inerte, au milieu du trottoir, évoquait une météorite tombée dans Paris ou, peut-être, un transformateur industriel. Sa texture granuleuse rappelait celle du béton. Les parois, striées comme des gaufres, dégageaient а distance une odeur piquante, due а des utilisateurs malsains (ou а leurs chiens) qui avaient uriné sur les murs extérieurs de la sanisette, souillée de traînées humides. Cette rotonde s'accordait assez harmonieusement, cependant, avec l'incessant trafic de petites voitures modernes qui circulaient bruyamment de tous côtés. Leur harmonie fonctionnelle s'imposait au sol, tandis qu'aux étages élevés perdurait, entre les arbres et le ciel, un vieil arrangement compliqué de balcons, corniches, toits de zinc et d'ardoise.

Une plaque jaune, scellée а l'arrière de la sanisette, figurait un éclair, signalant le danger d'une machinerie électrique. De l'autre côté, sur la porte d'entrée, un autocollant publicitaire recouvert de drapeaux de tous les pays invitait le consommateur а rejoindre une nouvelle famille:

Sanisette Decaux

Plus de cent millions d'utilisateurs

dans le monde

L'ouverture des toilettes – un panneau d'aluminium coulissant sur une glissière – était commandée par un récipient а monnaie dont la couleur verte indiquait présentement que la sanisette se trouvait libre. François glissa deux pièces d'un franc (le tarif fixé par J.-C. Decaux pour offrir aux citoyens les ressources de l'hygiène moderne automatisée). La première glissa facilement, mais la seconde retomba dans la trappe destinée au remboursement. François essaya encore. Rien а faire. La porte demeurait bloquée, refusant de s'ouvrir а son urgent besoin. Faute de monnaie, il réintroduisit plusieurs fois la même pièce qui, systématiquement, retombait puis soudain ne retomba plus. Mais la porte resta fermée.

L'heure du rendez-vous approchait; l'envie devenait intolérable. Trompé par cette machine а perdre son temps, François passait sans mesure de la gratitude pro-Decaux а une bouffée de haine anti-J.-C. Decaux, puis а une révolte plus générale: une soudaine remise en question de la porte automatique, du distributeur automatique, de la vie automatique… Combien de codes, de cartes а puce et de petite monnaie fallait-il entasser dans ses poches pour ne pas être conduit а la clochardisation? Voilа pourquoi certains passants, découragés par les robots, finissaient par uriner sur les murs de la santsette.

Simultanément une volonté d'être positif opposait sa voix, en soulignant:

1°) La bonne volonté de l'administration parisienne dans l'édification de nombreuses pissotières, quand on erre si souvent dans les rues d'autres capitales, а la recherche de pareils refuges.

2°) L'avantage de la sanisetre hygiénique et moderne, а laquelle il serait bien pervers de préférer la mare sordide des antiques lieux d'aisance.

3°) Le souvenir des monstrueuses dames pipi d'autrefois, auxquelles il fallait également payer son dû… mais contre lesquelles, du moins, on avait le plaisir d'exercer sa méchanceté, tandis qu'а présent, l'utilisateur ne pouvait déverser sa bile que sur une

porte automatique! Il lança un coup de pied rageur dans la sanisette. Comme une passante l'observait, inquiète, François l'interpella, espérant s'en faire une alliée:

– Mes pièces ne passent pas. C'est agaçant… Auriez-vous un peu de monnaie?

Le fait de mendier devant cet édifice, en avouant son désir frustré d'entrer, manquait de dignité. Le pouvoir exercé par la pissotière Decaux émut toutefois la dame qui, soit par solidarité, soit par compassion, fouilla dans son porte-monnaie et tendit une pièce de deux francs.

Son aide fut inutile car, au même moment, ils entendirent derrière eux un déclic. Les deux têtes se retournèrent vers la porte qui s'ouvrait toute seule, coulissant vers la gauche, dévoilant l'intérieur de la sanisette où trônait, au centre, la cuvette hygiénique. Au moment choisi par son mécanisme, Decaux invitait son client а entrer… Avant de franchir le sas, François remercia la femme et lui rendit sa pièce. Elle lui souhaita bonne chance puis s’éloigna, tandis qu'il gravissait la marche, enfonçait un pied puis l'autre au cњur du module de survie. Enfin, il se retourna et fit glisser la porte qui se verrouilla automatiquement, coupant tout contact avec le monde extérieur.

L'habitacle baignait dans une lumière jaunâtre. Il faisair bon. Dissimulé dans la paroi, un haut-parleur diffusait une musique d'ambiance, rappelant les fonds sonores d'aéroports avec leurs batteries molles, leurs saxos suaves. Cette ballade relaxante semblait insinuer а l'oreille du client: «Maintenant, détendez-vous…»

La santsette J.-C. Decaux – faut-il le rappeler? – s'est imposée а la société comme un instrument de la propreté. Elle devait effacer des grandes villes toute trace de déjection en offrant а l'homme moderne un système hygiénique automatisé, compatible avec l'exploitation du marché: «J'innove. Je construis une sanisette propre, efficace; je débarrasse l'administration municipale de cette tâche ingrate et je touche les dividendes», proposait Decaux. Un homme, une entreprise instauraient ainsi dans les toilettes publiques – lieu des activités les plus exécrables – un échange précis monnaie/machine/utilisateur; une ère de pureté sans précédent, excluant toute transmission microbienne. Nul liquide, nul solide, nul volatil ne devait résister au système d'autonettoyage de la sanisette; pas la moindre bactérie n'y survivrait.

Travaillant а ce projet révolutionnaire, les ingénieurs Decaux mirent au point le fonctionnement robotisé de leurs lieux d'aisance: dès que l'utilisateur a quitté l'endroit, la porte automatique se referme derrière lui; puis les éléments composant l'intérieur de la sanisette – en particulier la cuvette des W-C – basculent sur eux-mêmes, entrent dans une danse folle et subissent, sous tous les angles, des jets de détergents, avant de reprendre leur position initiale: une cuvette impeccable sous l'éclairage des tubes lumineux; une capsule spatiale prête а accomplir son périple hygiénique.

Mais, comme la réalité tranche parfois sur le rêve, ce concept sanitaire – présent а l'esprit de François – s'opposait sous ses yeux а la sanisette visible: dégradée, et même dégueulasse. Après quelque temps d'utilisation, l'intérieur Decaux, délaissant son idéal aseptisé, s'était affreusement corrompu. La matière plastique de la cuvette а bascule s'érodait sous l'action répétée des détergents. Les vernis rongés, les angles inégaux servaient d'abris а d'infimes salissures. Les automatismes s'étaient déréglés jusqu'а l'incohérence; les jets d'eau désorientés aspergeaient les murs; la paroi, а hauteur des épaules, semblait bombardée par des projectiles de papier-toilette imbibés d'eau de Javel dont les fragments éclatés composaient une galaxie rosé. Sur le sol pisseux se décomposaient toutes sortes de détritus hachés en morceaux: serviettes hygiéniques, capotes usagées, vieilles seringues… Seule la musique d'ambiance assurait а cet intérieur la pureté immuable du non-temps, tandis que chacun des autres éléments était entré dans un cycle accéléré de délabrement qui justifierait bientôt le lancement sur le marché de sanisettes plus modernes, perfectionnées, contribuant au changement, а l'essor de l'entreprise Decaux, au financement des partis et а la lutte contre le chômage.

Ayant inspecté les lieux avec un haur-le-coeur, François déboutonna sa braguette. Il posa soigneusement ses deux pieds devant la cuvette, а l'emplacement prévu: une surface de métal strié adaptée а la forme des semelles, pour ne pas déraper dans la flaque d'urine. Le poids exercé par l'utilisateur а cet endroit de la santsette assurait, d'autre part (François l'avait entendu lors d'une conversation), l'équilibre du mécanisme interne. Le jeune cadre se remémora un horrible fait divers: quelques années plus tôt, alors que cette nouvelle espèce de toilettes publiques venait d'apparaître, un garçonnet de huit ans était broyé vivant а l'intérieur d'une sanisette, parce que son corps n'exerçait pas le poids suffisant au bon endroit. Se croyant vide, la machine avait déclenché brutalement les opérations de nettoyage; la cuvette des W-C s'était retournée, entraînant avec elle le malheureux gamin coincé, étouffé, noyé sous le flot de détergents.

Depuis, les ingénieurs Decaux prétendaient avoir vaincu les imperfections du mécanisme. Les portes de sanisettes portaient, en outre, une mention interdisant l'accès aux enfants non accompagnés… François considérait néanmoins avec suspicion les différents éléments mobiles, dont les ressorts articulés semblaient prêts а s'animer quand bon leur semblerait. Il appuya fortement sur ses pieds, tout en libérant un jet trop longtemps contenu.

Moment de béatitude. Les yeux fermés, l'esprit flottant loin du monde, François découvrait, dans cette étuve, une forme nouvelle de poésie. Voguant dans la navette, bercé par la musique douce, il s'épanchait seul, totalement seul, protégé des regards. Il jouissait pleinement de cet espace loué, payé, telle une propriété de plein droit. Jusqu'а l'exécution de son besoin («durée d'utilisation limitée а un quart d'heure», précisait un écriteau accroché sur le côté). Il songeait а la belle affaire qu'il signerait dans moins d'une heure, puis aux huit jours de vacances qui suivraient: une randonnée dans l'Atlas en 4 x 4. Il chantonnait avec la mélopée sirupeuse des saxos, tout en écoutant s'écouler le flot torrentiel, vif comme une cascade, plongeant dans les profondeurs des toilettes pour se mêler au chlore purificateur.

Les grandes eaux se tarirent. Tout en refermant ses boutons de braguette, François considéra au-dessus de la cuvette, а hauteur de sa poitrine, les trois cases offertes а l'utilisateur: celle de gauche portait la mention: «Papier hygiénique»; il n'en avait aucun besoin et, d'ailleurs, elle était vide; celle à droite indiquait: «Corbeille hygiénique»; mais ce mot «hygiénique» donnant sur le battant d'une poubelle suintante, lui fit un effet désagréable. La troisième case, au centre, était un trou plus volumineux nommé: «Lave-mains, séchage intégré. Ne pas boire». François n'osa enfoncer ses poignets dans cette grotte, entre papier hygiénique et corbeille hygiénique. II n'avait aucune confiance dans la source qui s'y écoulait et redoutait de voir ses doigts happés par un piège. Il préféra les porter vers la poignée de la porte automatique afin de commander l'ouverture de la sanisette.

La porte ne s'ouvrit pas.

François appuya plus fort. En vain. Sans doute s'y prenait-il mal. Il était peu habile et, peut-être cette histoire d'enfant broyé, rampant dans son inconscient, rendait-elle ses gestes maladroits. Il sourit de sa poltronnerie. Mats la porte ne s'ouvrait toujours pas. Le saxo planait; les éléments mobiles de la sanisette semblaient calmes. François reprit son souffle pour maîtriser un affolement ridicule. Respirant un grand coup, il posa encore une fois la main sur la porte et l'actionna d'un geste posé. Rien. Elle demeurait bloquée et l'utilisateur s'impatienta cette fois, triturant la manette, au risque de la dérégler. Que signifiait ce mauvais gag? Le rendez-vous ne pouvait plus attendre. Une goutte de sueur perla sur le front du businessman. Cette situation était absurde. L'autonettoyage risquait de démarrer а tout instant. Angoissé, François retourna appuyer fortement ses deux pieds sur les semelles de métal, afin que la sanisette ne l'oublie pas. Puis il étudia l'espace et songea qu'en cas de coup dur, il pourrait se serrer sur la partie non mobile du sol où il subirait, au pis, quelques jets d'eau brûlante javellisée. Mais la simple idée d'attendre ici de longues minutes, voire davantage, devenait intolérable. Crier? Taper?

François maudissait ce J.-C. Decaux et ceux qui lui permettaient de sévir: le droit qu'ils s'arrogent d'enlaidir Paris et de faire leur beurre de nos vies, quand l'administration municipale devrait se contenter d'entretenir son patrimoine de pissotières, en les renouvelant avec soin, orgueil et désintéressement. Où étaient passés les urinoirs d'antan, disposés dans la cité comme autant de bijoux ouvragés, alliant l'élégance aux usages les plus concrets: kiosques de fer forgé, pavillons ornés de toits Japonais, refuges de chasse harmonisés avec les parcs, boulevards et jardins, enduits d'une peinture sombre et inaltérable? Où était passé le Paris léger, où l'on ne concevait pas un «Rambuteau» sans style? А l'issue de quelle décadence osait-on, cent ans plus tard, meubler la cité d`objets misérables, pas même fonctionnels, donnant de la «Ville lumière» cette image d'absence de goût, de laideur périssable, d'improbable prouesse technique? Comment – et par quelles sombres magouilles – les hommes chargés de la gestion de nos existences pouvaient-ils planter sur les grands boulevards – sans que nul ne semble s'en apercevoir – ces machins grotesques inutilisables?

Soudain, dans un accès de fureur, François se releva, se précipita sur la porte; il saisit la poignée de métal, tenta de l'agiter en tous sens; puis, comme ses gestes demeuraient vains, il poussa un cri en lançant un violent coup de pied dans le panneau coulissant. Mais il avait quitté la surface anridérapante, sa jambe glissa et il s'affala sur le sol humide où l'aiguille d'une seringue s'enfonça dans son pantalon, ratant de peu sa cuisse dans une tentative pour inoculer un virus mortel, A bout, François sentit un sanglot dans sa gorge. La cheville tordue, il se releva difficilement pour s'asseoir а nouveau sur la cuvette en gémissant: «Mes 300 kF! Ma randonnée au Sahara!» Au-dessus, le haut-parleur diffusait en boucle sa mélodie d'aéroport.

Le système de nettoyage demeurait, par chance, immobile. Prostré sur la cuvette, François se sentit gagné par une vague de fatigue et il attendait les sauveteurs ou la mort, quand il entendit un déclic. А l'instant voulu par elle, la porte commença а glisser lentement. Paris, enfin, Paris allait apparaître. François, sauvé, se précipitait déjа vers son vieux boulevard…

Mais non.

Paris n'était pas lа. Derrière la porte automatique grande ouverte, François n'aperçut d'abord qu'un profond brouillard dans la pénombre du jour tombant. Comme si, réellement, il revenait d'un voyage en capsule spatiale; comme s'il sortait d'une machine а remonter le temps; comme s'il venait d'atterrir au milieu d'un nuage de fumée, dans un paysage inconnu, le Paris qu'il avait quitté tout а l'heure n'était plus là. Comme si, peut-être, une bombe nucléaire eût explosé sur la ville et que la sanisette Decaux eût miraculeusement protégé son occupant de l'onde de choc, la cité avait disparu sous un air trouble, une pénombre brumeuse et crépusculaire.

Stupéfait par cette mutation, François demeurait inerte sur la fosse d'aisance. Son regard s'habituait а l'obscurité; le trouble se dissipa peu а peu et il distingua enfin quelques lueurs puis des formes plus nettes. D'abord, avec un bref soulagement, il reconnut dans le noir la ligne du boulevard haussmannien où il marchait tout а l'heure. Un instant, il se crut sauvé; mats avec une inquiétude redoublée, il constata que ce boulevard avait subi, en quelques minutes, une mutation profonde, un nettoyage complet.

Le brouillard s'estompa encore.

De part et d'autre de la chaussée, sous les façades d’immeubles en pierre sculptée, s'alignaient, en quantité affolante, des variétés infinies de sanisettes. Non pas seulement des toilettes comme celle où il s’abritait, hébété; mais une gamme complète de lieux d'aisance, dessinés par des stylistes et des designers de talent. Sur le trottoir de droite, devant les vitrines de magasins déserts, des dizaines de sanisettes futuristes (cubiques, pyramidales, ovoïdes…) alternaient avec des sanisettes gadgets (trompe-l'њil, fruits, voitures…). Sur le trottoir de gauche s'étendait, sous les marronniers, une longue allée de sanisettes rétro. Devançant les protestations esthétiques de François, les ingénieurs Decaux avaient conçu une superbe collection de pissotières «vieux-Paris», nichées dans de fausses colonnes Morris, dans des kiosques а journaux, а l'intérieur de simili-théâtres de Guignol; et même quelques copies d'urinoirs 1900, dotées des dernières techniques de désinfection.

Tous ces petits bâtiments étaient surmontés d'enseignes qui invitaient les passants а se soulager. Certaines représentaient des silhouettes d'enfants, d'autres des silhouettes de vieillards appuyés sur une canne. Coiffant des sanisettes plus volumineuses, quelques logos figuraient des chaises roulantes, des ventres d'obèses et de femmes enceintes. Dés cabines spécialisées proposaient leur gamme de services aux gays, aux lesbiennes, aux motards, aux chasseurs, aux prêtres intégristes, aux skinheads, aux islamistes, aux pentecôtistes… Tous ces symboles clignotaient dans la brume, chacun des lieux d'aisance offrant а telle catégorie sociale les avantages liés а ses besoins particuliers.

Ce n'était pas tout.

Entre les sanisettes se dressaient des panneax plus élevés, sur lesquels défilaient des textes d'information, des annonces publicitaires. Des chapelets de phrases lumineuses, commandées électroniquernent, égrenaient mille informations pratiques sur la ville embrumée: adresses de dispensaires, téléphones de services d'urgence, degré de pollution du jour, annonces d'expositions, de concerts, informations sur le trafic, histoire drôle de la semaine… Paris demeurait flou, silencieux, mais les panneaux traçaient un grand fil de lumière au-dessus du sol, entre les bureaux et les appartements vides; un espace virtuel, suspendu dans les airs, grouillait de mots, de données, de conseils, d'incitations. Et sur chacun des panneaux, une inscription plus haute que les autres mentionnait:

Decaux, un milliard

d'utilisateurs dans le monde

François ne se sentait plus ni gai ni triste mais égaré dans un rêve, ni bon ni mauvais; un rêve immensément calme, bouleversant de simplicité. Quelques larmes coulaient doucement sur ses joues. Devait-il refermer la porte, tenter de rentrer chez lui? Ou s'avancer plus loin dans ce paysage?

Avant qu'il ne parvienne а se décider, une forme humaine apparut dans la brume. François sursauta sur la cuvette. La ville baignait dans un silence total, tandis que derrière lui grésillait toujours la mélodie sirupeuse du saxophone. La silhouette semblait avancer vers la sanisette; elle se précisait peu а peu et François, tremblant, finit par distinguer un homme en costume, marchant calmement parmi les pissotières sous les panneaux lumineux. Ce messager apportait-il une explication? Toujours juché sur son trône, le jeune cadre observait, éberlué. II frissonnait de tout son corps, mais les pas lents et réguliers de cet individu avaient quelque chose de réconfortant. A une cinquantaine de mètres de la sanisette, François identifia nettement un personnage d'une cinquantaine d'années, légèrement dégarni, arborant une superbe cravate en soie. II avançait encore, attaché-case en main, et ce détail rassura François, persuadé qu'il s'agissait d'un dépanneur. Instinctivement, il se redressa pour arranger ses vêtements. L'homme fit encore quelques pas, la main serrée sur son porte-documents. Il s'immobilisa dans l'ouverture de la sanisette. Il était très calme, très beau. Il dit:

– Je suis Jean-Claude Decaux. Pourquoi avez-vous douté de moi?

La voix était suave. Tandis que François reniflait, bredouillait des excuses et tâchait de sécher ses larmes, l'homme tendit fraternellement la main et l'entraîna avec lui, dans le brouillard.