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Joshua attendait déjà dans la salle de réunion, en buvant le jus de chaussettes qu'il adorait. Je me dépêchai d'entrer et m'assis entre Bamber, le directeur photo, et Alessandra, la responsable des sujets société.
La pièce donnait sur la rue Marbeuf et son animation permanente, à deux pas des Champs-Élysées. Ce n'était pas mon quartier préféré – trop de monde, trop tape-à-l'œil – mais j'y venais tous les jours, habituée à me frayer un chemin le long de l'avenue, sur les vastes trottoirs poussiéreux et encombrés de touristes à toute heure de la journée, quelle que soit la saison.
Cela faisait six ans que j'écrivais pour l'hebdomadaire américain Seine Scenes. Il y avait une édition papier ainsi qu'une version sur le Net. J'écrivais une chronique sur les événements susceptibles d'intéresser les expatriés américains. Je faisais dans la « couleur locale », ce qui pouvait aller de la vie sociale à la vie culturelle – expos, films, restaurants, livres – mais aussi la prochaine élection présidentielle.
Ce n'était pas un travail si facile, en fait. Les délais étaient courts et Joshua despotique. Je l'aimais bien, mais il n'en restait pas moins un tyran. C'était le genre de patron qui refusait de prendre en compte la vie privée, le mariage, les enfants. Si une collaboratrice tombait enceinte, elle devenait invisible. Si une mère avait un enfant malade à la maison, il la foudroyait du regard. Cependant, il avait un œil perspicace, un vrai talent éditorial et un don troublant du timing parfait. Devant lui, nous nous inclinions et dès qu'il avait le dos tourné, nous nous plaignions, mais nous travaillions dur. La cinquantaine, né et élevé à New York, depuis dix ans à Paris, Joshua avait un air placide auquel il valait mieux ne pas se fier. Son visage était tout en longueur et son regard tombant. Mais dès qu'il ouvrait la bouche, il était le chef, indéniablement. On écoutait Joshua. Et personne n'aurait osé l'interrompre.
Bamber venait de Londres et n'avait pas tout à fait la trentaine. Il dominait à plus d'un mètre quatre-vingts, portait des lunettes aux verres mauves, des piercings divers et se teignait les cheveux en orange. Il avait un humour britannique exquis que je trouvais tout à fait irrésistible, mais que Joshua saisissait rarement. J'avais un faible pour Bamber. C'était un collègue discret et efficace. Il était également d'un grand soutien quand Joshua n'était pas dans un bon jour et passait sur nous sa mauvaise humeur. Bamber était un allié précieux.
Alessandra était à moitié italienne, avait une peau parfaite et une ambition dévorante. C'était une jolie fille aux brillants cheveux noirs bouclés, avec le genre de bouche pulpeuse qui rend les hommes stupides. Je n'arrivais pas à savoir si je l'aimais ou non. Elle avait la moitié de mon âge et gagnait déjà autant que moi, bien que mon nom apparaisse avant le sien dans l'ours du journal.
Joshua parcourut la liste des articles à venir. Il y en aurait un costaud à écrire à propos de l'élection présidentielle, gros sujet depuis la victoire controversée de Jean-Marie Le Pen au premier tour. Je ne tenais pas particulièrement à m'en charger, et me réjouis secrètement quand Alessandra fut désignée pour ce travail.
« Julia, dit Joshua, en me regardant par-dessus les verres de ses lunettes, le soixantième anniversaire du Vél d'Hiv. C'est dans tes cordes. »
Je me raclai la gorge. Qu'est-ce qu'il avait dit ? J'avais entendu quelque chose comme « le véldive ».
Ça ne m'évoquait rien.
Alessandra me regarda avec condescendance.
« 16 juillet 1942 ? Ça ne te dit pas quelque chose ? » dit-elle. Je détestais ce ton mielleux de madame-je-sais-tout qu'elle prenait parfois. Comme aujourd'hui.
Joshua poursuivit :
« La grande rafle du vélodrome d'Hiver. Vél d'Hiv en abrégé. Un célèbre stade couvert où se tenaient des courses de vélo. Des milliers de familles juives y ont été parquées et enfermées pendant des jours dans des conditions atroces. Puis on les envoya à Auschwitz où elles ont toutes été gazées. »
Ça commençait à me revenir. Mais ce n'était pas très précis dans mon esprit.
« Oui, dis-je avec l'air assuré et en fixant Joshua. OK, alors je fais quoi ? »
Il enfonça la tête dans les épaules.
« Tu pourrais commencer par trouver des survivants ou des témoins. Puis tu vérifieras les détails de la commémoration, qui l'organise, où, quand. Puis je veux les faits. Ce qui s'est exactement passé. C'est un travail délicat, tu sais. Les Français sont toujours réticents quand il s'agit de parler de tout ça, de Vichy, de l'Occupation… Des choses dont ils ne sont pas très fiers.
— Je connais quelqu'un qui pourrait t'aider », dit Alessandra avec un peu moins de condescendance. « Franck Lévy. Il est le fondateur d'une des grandes organisations qui aident les Juifs à retrouver leurs familles depuis l'Holocauste.
— J'ai entendu parler de lui », dis-je en notant son nom.
Franck Lévy était effectivement un personnage connu. Il donnait des conférences et écrivait des articles sur les spoliations de biens juifs et la déportation.
Joshua avala une gorgée de café.
« Je ne veux pas un truc mollasson, dit-il. Pas de sentimentalisme. Des faits. Des témoignages. Et… » – il jeta un coup d'œil à Bamber – « … de bonnes photos chocs. Fouille dans les archives. Il n'y a pas grand-chose, comme tu t'en rendras compte toi-même, mais peut-être que ce Lévy pourra t'aider à trouver davantage.
— Je vais commencer par aller au Vél d'Hiv, dit Bamber. Pour me faire une idée. »
Joshua eut un sourire ironique.
« Le Vél d'Hiv n'existe plus. Il a été rasé en 1959.
— Où était-ce ? » demandai-je, heureuse de constater que je n'étais pas la seule ignorante.
Alessandra avait encore une fois la réponse.
« Rue Nélaton. Dans le 15e arrondissement.
— On peut toujours y aller, dis-je en regardant Bamber. Peut-être y a-t-il encore des gens dans cette rue qui se souviennent de ce qui est arrivé. »
Joshua haussa les épaules.
« Tente le coup, si tu veux, dit-il. Mais je doute fort que tu trouves beaucoup de gens prêts à te parler Comme je vous l'ai dit, les Français sont très susceptibles sur le sujet, c'est encore extrêmement sensible. N'oubliez pas que c'est la police française qu'a arrêté toutes ces familles juives. Pas les nazis. »
En écoutant Joshua, je me rendis compte à quel point je savais peu de chose des événements survenus à Paris en juillet 1942. Ce n'était pas au programme scolaire dans mon école de Boston. Et depuis que j'étais à Paris, depuis vingt-cinq ans, je n'avais pas lu grand-chose à ce sujet. C'était comme un secret. Quelque chose d'enfoui dans le passé. Quelque chose dont personne ne parlait. J'avais hâte de me mettre devant mon ordinateur pour commencer des recherches sur Internet.
Dès que la réunion fut terminée, je fonçai dans le cube qui me servait de bureau, au-dessus de la bruyante rue Marbeuf. Nous étions logés à l'étroit. Mais je m'y étais faite et cela m'était égal. Je n'avais pas la place de travailler à la maison. Dans notre nouvel appartement, Bertrand avait promis que j'aurais un grand bureau pour moi toute seule. Mon bureau. Enfin ! Cela semblait trop beau pour être vrai. Le genre de luxe auquel on s'habitue vite.
J'allumai l'ordinateur, allai sur Internet, interrogeai Google. Je tapai « vélodrome d'hiver vél d'hiv ». Les sites étaient très nombreux. La plupart en français. Et sur des points très précis.
J'ai lu tout l'après-midi. Je n'ai rien fait d'autre que lire et enregistrer des informations, rechercher des livres sur l'Occupation et les rafles. Je remarquai que de nombreux ouvrages étaient épuisés. Je me demandai pourquoi. Parce que personne ne voulait lire sur le Vél d'Hiv ? Parce que cela n'intéressait plus personne ? J'appelai quelques librairies. On me répondit qu'il ne serait pas facile de me procurer ce que je cherchais. Faites tout ce que vous pouvez, dis-je.
Quand j'éteignis l'ordinateur, je me sentis lessivée. Mes yeux étaient douloureux. Ma tête et mon cœur me pesaient. Ce que j'avais appris me pesait.
Plus de quatre mille enfants juifs avaient été parqués dans le Vél d'Hiv, la plupart avaient entre deux et douze ans. Presque tous ces enfants étaient français, nés en France.
Aucun ne revint vivant d'Auschwitz.