38090.fb2 Elle sappelait Sarah - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 18

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La seule façon qu'elle avait trouvée d'échapper à l'enfer qui l'environnait, c'était de mettre sa tête entre ses genoux en appuyant bien les mains sur ses oreilles. Elle se balançait d'avant en arrière, en pressant son visage contre ses jambes. Il fallait penser à de jolies choses, à toutes les jolies choses qu'elle aimait, à toutes les choses qui la rendaient heureuse, se souvenir de tous les moments magiques qu'elle avait connus. Sa mère qui l'emmenait chez le coiffeur et tous les compliments qu'on lui faisait sur l'épaisseur de ses cheveux et leur couleur de miel en lui assurant qu'elle en serait fière quand elle serait grande.

Les mains de son père qui travaillaient le cuir à l'atelier, des mains fortes et agiles. Elle admirait son talent. Son dixième anniversaire et la montre neuve dans sa belle boîte bleue avec le bracelet de cuir confectionné par son père, l'odeur puissante, enivrante du cuir et le tic-tac discret de la montre. Elle était fascinée par son cadeau. Oh, elle en avait été si fière. Mais Maman avait dit de ne pas la porter à l'école. Elle aurait pu la casser ou la perdre. Elle ne l'avait montrée qu'à sa meilleure amie, Armelle, qui en avait crevé de jalousie !

Où était Armelle à cet instant ? Elle vivait en bas de la rue, elles allaient à la même école. Mais Armelle avait quitté Paris au début des vacances scolaires. Elle était partie avec ses parents quelque part dans le Sud. Elle avait reçu une lettre et puis c'était tout. Armelle était une petite rousse très intelligente. Elle savait toutes ses tables de multiplication sur le bout des doigts et elle maîtrisait même les règles de grammaire les plus tordues.

Ce que la fillette admirait chez son amie, c'était qu'Armelle n'avait jamais peur. Même quand les sirènes d'alerte retentissaient pendant la classe, hurlant comme des loups déchaînés, Armelle gardait son calme alors que tout le monde sursautait. Elle prenait la main de son amie et l'emmenait dans la cave de l'école qui sentait le moisi, imperméable aux murmures effrayés des autres élèves et aux ordres que donnait Mlle Dixsaut d'une voix tremblante. Ensuite, elles se blottissaient l'une contre l'autre, épaule contre épaule, dans l'humidité et l'obscurité qu'éclairait à peine la lumière vacillante des bougies, pendant ce qui leur semblait des heures. Elles écoutaient le vrombissement des avions au-dessus de leurs têtes, tandis que Mlle Dixsaut leur lisait Jean de La Fontaine ou Molière en essayant de dissimuler le tremblement de ses mains. Regarde ses mains, gloussait Armelle, elle a peur, elle peut à peine lire, regarde. Et la fillette interrogeait son amie du regard et murmurait : tu n'as pas peur, toi ? Même pas un petit peu ? La réponse commençait par une ondulation de boucles rousses. Moi ? Non. Je n'ai pas peur. Parfois, quand le vrombissement des avions faisait vibrer le sol crasseux de la cave, et que la voix de Mlle Dixsaut chancelait puis se taisait, Armelle attrapait la main de son amie et la serrait très fort.

Armelle lui manquait, elle aurait tant aimé qu'elle soit là pour lui tenir la main et lui dire de ne pas avoir peur. Les taches de rousseur d'Armelle lui manquaient, et ses yeux malicieux et son sourire insolent. Pense aux choses que tu aimes, aux choses qui te rendent heureuse.

L'été dernier, ou était-ce l'été précédent, elle ne se souvenait plus, Papa l'avait emmenée passer quelques jours à la campagne, près d'une rivière. Elle ne se souvenait pas non plus du nom de la rivière, mais elle avait trouvé l'eau si douce contre sa peau, si merveilleuse. Son père avait essayé de lui apprendre à nager. Après quelques jours, elle n'était parvenue qu'à barboter comme un petit chien pataud, ce qui avait fait rire tout le monde. Près de la rivière, son petit frère avait été fou d'excitation et de bonheur. Il était tout petit à l'époque, nourrisson. Elle avait passé la journée à lui courir après pour le rattraper juste avant qu'il ne glisse en poussant de petits cris sur les rives boueuses du cours d'eau. Maman et Papa avaient l'air si tranquilles, si jeunes, si amoureux. Maman gardait sa tête contre l'épaule de Papa. Elle se souvenait du petit hôtel au bord de l'eau, où ils avaient mangé des plats simples et succulents, au frais, sous la tonnelle. La patronne lui avait demandé de l'aider à apporter les cafés et elle s'était sentie grande et fière, jusqu'à ce qu'elle renverse du café sur les chaussures d'un client. Mais la patronne ne s'était pas fâchée, elle avait été très gentille.

La fillette releva la tête et vit sa mère parler à Eva, une jeune femme qui vivait non loin de chez eux. Eva avait quatre jeunes enfants, des garçons plutôt exubérants qu'elle n'aimait pas beaucoup. Le visage d'Eva portait les mêmes stigmates que celui de sa mère, il semblait hagard et vieilli. Comment pouvaient-elles avoir autant vieilli en une nuit, ces femmes ? se demanda la fillette. Eva aussi était polonaise. Et son français, comme celui de sa mère, n'était pas très bon. Comme son père et sa mère, Eva avait encore de la famille en Pologne. Ses parents, des tantes et des oncles. La fillette se souvint de ce jour affreux, quand était-ce ? il n'y avait pas très longtemps, où Eva avait reçu une lettre de Pologne et s'était précipitée chez eux, le visage plein de larmes, pour s'effondrer dans les bras de sa mère. Celle-ci avait tenté de la réconforter, mais la fillette savait qu'elle aussi était choquée. Personne n'avait voulu lui dire de quoi il s'agissait exactement, mais la fillette avait compris, concentrée sur chaque mot de yiddish audible entre les sanglots. C'était une chose terrible qui se passait en Pologne, des familles entières avaient été tuées, des maisons brûlées. Ne restaient que des cendres et des ruines. Elle avait demandé à son père si ses grands-parents allaient bien, les parents de sa mère, ceux dont la photographie était posée sur le marbre de la cheminée du salon. Son père avait répondu qu'il ne savait pas. Les nouvelles de Pologne étaient mauvaises, mais il refusait de lui dire quoi que ce soit.

Tout en regardant Eva et sa mère, la fillette se demandait si ses parents avaient bien fait de la préserver de tout, de la tenir à l'écart des nouvelles difficiles et dérangeantes. S'ils avaient bien fait de ne pas lui expliquer pourquoi tant de choses avaient changé pour eux, depuis le début de la guerre. Comme ce jour de l'année dernière où le mari d'Eva n'était pas rentré. Il avait disparu. Où était-il ? Personne n'avait voulu lui dire. Personne n'avait voulu lui expliquer. Elle détestait qu'on la traite comme un bébé. Elle détestait qu'on baisse le ton quand elle entrait dans la pièce.

S'ils lui avaient dit, s'ils lui avaient dit tout ce qu'ils savaient, cela aurait-il rendu les choses plus faciles aujourd'hui ?