38090.fb2 Elle sappelait Sarah - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 26

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Elle se demandait où était son père. Quelque part dans le camp, dans un des baraquements sans doute, pourtant elle ne l'avait vu qu'une fois ou deux. Elle n'avait plus la notion du temps. La seule chose qui la hantait, c'était son petit frère. Elle se réveillait la nuit en tremblant, elle le voyait dans son placard. Elle sortait la clef et la fixait douloureusement, avec un frisson d'horreur. Peut-être était-il mort à cette heure-ci. Peut-être était-il mort de soif ou de faim. Elle essayait de se figurer combien de jours avaient passé depuis ce jeudi noir où des hommes étaient venus les chercher. Une semaine ? Dix jours ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Elle se sentait perdue, troublée. Ce n'avait été qu'un tourbillon de terreur, de faim et de mort. Beaucoup d'enfants n'avaient pas survécu au camp. Leurs petits corps avaient été emportés au milieu des larmes et des cris.

Un matin, elle assista à une conversation animée entre femmes. Elles avaient l'air inquiètes, tourmentées. Elle demanda à sa mère ce qui se passait, mais celle-ci lui répondit qu'elle n'en savait rien. Pour ne pas avoir de mauvaise surprise, la fillette demanda à une femme qui avait un petit garçon de l'âge de son frère et qui dormait à côté d'elles depuis quelques jours. Son visage était empourpré, comme si elle avait de la fièvre. Elle raconta que des rumeurs circulaient dans le camp. Les parents allaient être envoyés au travail forcé à l'Est. Ils devaient préparer l'arrivée des enfants qui les rejoindraient quelques jours plus tard. La fillette l'écoutait, en état de choc Elle répéta ce qu'elle venait d'apprendre à sa mère dont les yeux s'écarquillèrent dans l'instant. Puis sa mère secoua violemment la tête. Non, ce n'était pas possible, pas comme ça. Ils ne pouvaient pas faire ça Ils ne pouvaient pas séparer les enfants des parents

Dans la vie douce et protégée d'avant, qui semblait à présent si lointaine, la fillette aurait cru sa mère. Elle croyait tout ce que disait sa mère. Mais dans ce monde nouveau et cruel, la fillette se sentait plus grande, plus mûre. Elle avait la sensation d'être plus âgée que sa mère. Elle était sûre que les autres femmes disaient la vérité. Elle savait que les rumeurs étaient fondées. Elle ignorait, en revanche, comment expliquer cela à sa mère. Sa mère, qui était devenue une enfant.

Quand des hommes pénétrèrent dans les baraquements, elle ne fut pas effrayée. Elle s'était endurcie. Elle avait élevé un grand mur autour d'elle. Elle prit la main de sa mère et la tint bien serrée. Elle voulait que sa mère se montre courageuse et forte. On leur donna l'ordre de sortir, puis de se diriger vers d'autres baraquements, en petits groupes. Elle attendait bien en rang, patiemment, avec sa mère. Elle ne cessait de jeter des coups d'œil alentour dans l'espoir d'apercevoir son père. En vain.

Quand ce fut leur tour d'entrer dans le baraquement, elle vit deux policiers assis derrière une table. Deux femmes se tenaient à côté des hommes, en civil. Des femmes du village, qui regardaient la file avec des visages durs et froids. Elle les entendit ordonner à la vieille femme qui était devant elle de donner son argent et ses bijoux. Elle observa la grand-mère retirer maladroitement son alliance et sa montre. Une petite fille de six ou sept ans se tenait contre elle et tremblait de frayeur. Un des policiers pointa du doigt les petits anneaux dorés que l'enfant portait aux oreilles. Celle-ci avait trop peur pour pouvoir les enlever elle-même. La grand-mère se pencha pour les détacher. Le policier laissa échapper un soupir d'exaspération. Ça n'allait pas assez vite. On y passerait la nuit, à ce rythme-là.

Une des femmes du village s'approcha de la petite fille et d'un geste sec, arracha les anneaux en déchirant les petits lobes. L'enfant hurla en portant les mains à son cou plein de sang. La vieille femme cria à son tour. Un des policiers la frappa au visage. Puis on les poussa dehors. Un murmure effrayé parcourut toute la file. Les policiers brandirent leur arme. Le silence revint immédiatement.

La fillette et sa mère n'avaient rien à donner. À part une alliance. Une femme du village au teint rougeaud déchira la robe de la mère des épaules au nombril, laissant apparaître sa peau pâle et ses dessous défraîchis. Ses mains tripotèrent les plis de la robe, fouillèrent dans ses sous-vêtements et jusqu'à son intimité. Celle-ci tressaillit, mais ne dit rien. La fillette assistait à la scène, impuissante. La peur montait en elle. Elle détestait la façon dont les hommes mataient le corps de sa mère, et la façon dont les femmes la touchaient, comme si elle était un morceau de viande. Elle se demandait si le même sort lui serait réservé. Lui arracheraient-ils aussi ses vêtements ? Et s'ils prenaient la clef ? Elle la serra dans sa poche de toutes ses forces. Non, ils ne pouvaient pas lui prendre ça. Elle ne les laisserait pas faire. Elle ne leur permettrait pas de s'emparer de la clef du placard secret. Jamais.

Mais les policiers ne s'intéressaient pas à ce qu'elle avait dans ses poches. Avant qu'elles ne ressortent toutes les deux, elle jeta un dernier coup d'œil à la pile qui grandissait sur le bureau : des colliers, des bracelets, des broches, des bagues, des montres, de l'argent. Qu'allaient-ils faire de tout ça, se demanda-t-elle. Le vendre ? Le garder pour eux ? Pourquoi avaient-ils besoin de les dépouiller ?

Une fois dehors, il fallut se remettre en rang. C'était un jour chaud et sec. La fillette avait soif sa gorge était rêche comme du papier. Elles restèrent en ligne, sans bouger, un long moment, sous le regard insupportable et silencieux des policiers. Que se passait-il ? Où était son père ? Pourquoi les faisait-on attendre ici ? La fillette entendait des murmures incessants dans son dos. Personne ne savait, personne n'avait la réponse.

Mais elle, elle savait. Elle le sentait venir. Et quand cela se produirait, elle ne serait pas prise au dépourvu.

Les policiers leur tombèrent dessus comme un vol de corbeaux. Ils entraînèrent les femmes d'un côté, les enfants de l'autre. Même les plus jeunes étaient séparés de leurs mères. La fillette assistait à tout cela comme si elle était perdue dans un autre monde. Elle entendit les cris, les hurlements. Elle vit les femmes se jeter à terre en s'accrochant aux vêtements de leurs enfants ou à leurs cheveux. Elle vit les policiers brandir leurs matraques et les abattre sur les crânes et les visages de ces pauvres femmes. Elle en vit une s'évanouir, le nez en sang.

Sa mère se tenait près d'elle, immobile. Elle entendait sa respiration courte et précipitée. Elle s'accrocha à sa main froide. Elle sentit le policier les séparer violemment, elle entendit sa mère hurler de désespoir, puis elle la vit se jeter vers elle, la robe ouverte, les cheveux fous, la bouche tordue, en criant le prénom de sa fille. Elle essaya d'attraper sa main, mais les hommes la repoussèrent si fort qu'elle tomba à genoux. Sa mère se débattit comme une bête sauvage, l'emportant sur les policiers un court instant, pendant lequel la fillette vit renaître sa vraie mère, la femme forte et passionnée qu'elle admirait et qui lui manquait tant. Elle sentit les bras de sa mère une dernière fois, les cheveux épais lui caresser le visage. Soudain, des torrents d'eau froide l'aveuglèrent. Crachant, cherchant de l'air, elle ouvrit les yeux et vit des hommes emporter sa mère par le col de sa robe ruisselante.

Il lui sembla que tout cela prenait des heures. Des enfants en larmes, des enfants perdus. Les seaux d'eau qu'on leur jetait au visage. Des femmes qui tentaient le tout pour le tout, des femmes brisées. Le son mat des coups. Mais elle savait qu'en réalité, tout était allé très vite.

Le silence revint. C'était fait. Enfin, la foule des enfants se tenait d'un côté, les mères de l'autre. Et entre les deux, une solide haie de policiers. Policiers qui répétaient sans cesse que les mères et les enfants de plus de douze ans partiraient en premier, que les plus jeunes resteraient une semaine supplémentaire avant de les rejoindre. Les pères étaient déjà partis, leur dit-on. Tout le monde devait coopérer et obéir.

Elle vit sa mère au milieu des autres femmes. Celle-ci la regardait avec un petit sourire courageux qui avait l'air de dire : « Tu verras, ma chérie, tout va bien se passer pour nous, c'est la police qui l'a dit. Vous viendrez nous rejoindre dans quelques jours. Ne t'inquiète pas, mon cœur. »

La fillette promena son regard sur le groupe des enfants. Il y en avait tant. Elle regarda les tout-petits et leurs visages chiffonnés de peur et de tristesse. Elle vit la petite fillette aux lobes déchirés qui tendait les bras vers sa mère. Qu'allait-il se passer pour tous ces enfants, pour elle ? Où emmenait-on les parents ?

Les portes du camp s'ouvrirent et les femmes sortirent. La longue file se dirigeait à droite sur le chemin qui traversait le village et conduisait à la gare. Le visage de sa mère se tourna vers elle une dernière fois.

Puis il disparut.