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« Nous sommes dans un de nos « bons » jours aujourd'hui, madame Tézac », me dit Véronique, avec un large sourire tandis que je pénétrais dans la chambre blanche et ensoleillée. Elle faisait partie du personnel qui prenait soin de Mamé dans la maison de retraite propre et joyeuse où celle-ci résidait, dans le 17e arrondissement, à deux pas du parc Monceau.
« Ne l'appelez pas Mme Tézac, aboya la grand-mère de Bertrand. Elle déteste ça. Appelez-la Miss Jarmond. »
Je souris malgré moi. Véronique était toute penaude.
« Et de toute façon, Mme Tézac, c'est moi », dit la vieille dame avec un soupçon d'arrogance et de dédain pour l'autre Mme Tézac, sa belle-fille Colette, la mère de Bertrand. Cela ressemblait tellement à Mamé, pensai-je. Toujours fougueuse, même à son âge. Elle se prénommait Micheline et détestait cela. Personne ne l'appelait donc jamais par son prénom.
« Je suis désolée », dit Véronique humblement.
Je posai la main sur son bras.
« Ne vous en faites pas, dis-je. Je n'utilise pas mon nom d'épouse.
— C'est un truc d'Américains, dit Mamé. Miss Jarmond est américaine.
— Oui, je l'avais remarqué », dit Véronique, de nouveau souriante.
Remarqué quoi, faillis-je lui demander. Mon accent, mes vêtements, mes chaussures ?
« Alors, comme ça, vous avez passé une bonne journée, Mamé ? » Je m'assis à ses côtés et pris sa main dans la mienne.
Comparée à la vieille dame de la rue Nélaton, Mamé faisait encore fraîche. Sa peau était à peine ridée et ses yeux gris avaient encore de l'éclat. Cependant, la vieille dame de la rue Nélaton, malgré sa décrépitude, avait les idées en place, alors que Mamé, qui avait quatre-vingt-dix ans, souffrait d'Alzheimer. Certains jours, elle ne se souvenait même plus de qui elle était.
Les parents de Bertrand avaient pris la décision de la placer en maison de retraite quand ils s'étaient rendu compte qu'elle était devenue incapable de vivre seule. Elle allumait le gaz et le laissait brûler toute la journée, faisait déborder son bain, refermait sa porte avec la clef à l'intérieur et on la retrouvait en train d'errer rue de Saintonge en robe de chambre. Elle avait résisté à cette décision. Elle ne tenait en aucune façon à déménager dans une maison pour vieux. Mais elle avait fini par s'y faire, à deux ou trois coups de sang près.
« Je passe une « bonne » journée », sourit-elle, tandis que Véronique s'éclipsait.
« Oh, je vois, dis-je. Vous avez joué les terreurs, comme d'habitude ?
— Comme d'habitude », dit-elle. Elle se tourna vers moi et posa ses yeux gris pleins d'affection dans les miens. « Où est ton bon à rien de mari ? Il ne vient jamais, tu sais. Et ne rétorque pas qu'il est trop occupé par ses affaires. »
Je soupirai.
« Enfin, toi tu es venue, dit-elle d'un ton renfrogné. Tu as l'air fatiguée. Tout va bien ?
— Ça va. »
Elle avait raison, j'avais vraiment l'air fatiguée. Mais je ne pouvais rien y faire, à part prendre des vacances, supposai-je. Pour ça, il faudrait attendre l'été.
« Et l'appartement ? »
J'étais justement passée voir où en étaient les travaux avant de venir. Une vraie ruche. Bertrand jouant les contremaîtres avec son énergie habituelle devant un Antoine visiblement essoré.
« Ça va être magnifique, dis-je. Quand ce sera terminé.
— Ma maison me manque, dit Mamé. J'aimerais tellement vivre encore là-bas.
— Je comprends. »
Elle haussa les épaules.
« On s'attache aux endroits, tu sais. Comme aux gens, je suppose. Je me demande si l'appartement manque autant à André. »
André était son mari. Je ne l'avais pas connu. Il était mort quand Bertrand était adolescent. J'avais l'habitude d'entendre Mamé parler de lui au présent. Je la laissais faire sans lui rappeler qu'il était décédé d'un cancer du poumon des années auparavant. Elle aimait tant parler de lui. Au début, bien avant qu'elle ne commence à perdre la mémoire, elle me montrait ses albums de photos chaque fois que je lui rendais visite rue de Saintonge. C'était comme si je connaissais le visage d'André Tézac par cœur.
Comme Édouard, il avait les yeux bleu-gris, mais un nez plus rond et un sourire plus chaleureux, me semblait-il.
Mamé m'avait raconté en détail comment ils s'étaient rencontrés, comment ils étaient tombés amoureux et comment tout était devenu compliqué pendant la guerre. Les Tézac étaient bourguignons d'origine, mais quand André avait hérité de son père un domaine viticole, il n'avait jamais su comment joindre les deux bouts. Alors, il était monté à Paris et avait ouvert un petit magasin d'antiquités rue de Turenne, près de la place des Vosges. Il avait mis du temps à se faire une réputation et à bien établir son affaire. Édouard avait pris la suite après la mort de son père, déménageant rue du Bac, dans le 7e arrondissement, où se trouvaient les plus prestigieux antiquaires de Paris. C'était désormais Cécile, la plus jeune sœur de Bertrand, qui tenait la boutique, et l'affaire marchait bien.
Le médecin de Mamé, le mélancolique mais compétent Dr Roche, m'avait dit un jour que c'était une excellente thérapie pour Mamé que de parler du passé. Selon lui, elle avait une meilleure mémoire de ce qui avait eu lieu trente ans auparavant que le matin même.
C'était devenu un petit jeu. À chacune de mes visites, je lui posais des questions. Je le faisais naturellement, sans en rajouter. Elle savait très bien ce que je manigançais et pourquoi, mais feignait de l'ignorer.
Je m'étais beaucoup amusée à entendre parler de Bertrand enfant. Mamé avait le sens des détails passionnants. Elle m'avait brossé le portrait d'un adolescent plutôt empoté, pas ce dur à cuire qu'il prétendait avoir été. Il se révélait avoir été un élève médiocre, très loin de l'étudiant brillant qui n'existait que dans le délire de ses parents. À quatorze ans, il s'était disputé avec son père à cause de la fille du voisin, une blonde décolorée et délurée qui fumait de la marijuana.
Cependant, il ne faisait pas toujours bon s'immiscer dans la mémoire défaillante de Mamé. Souvent, j'étais face à des blancs interminables. Elle ne se souvenait plus de rien. Les « mauvais » jours, elle se refermait comme une huître. Elle restait hébétée devant la télévision, les lèvres tellement rentrées que son menton pointait vers l'avant.
Un jour, elle oublia jusqu'à Zoë et demandait sans cesse : « Mais qui est cette enfant ? Que fait-elle ici ? » Zoë, comme toujours, avait réagi en adulte. Mais le soir, je l'avais entendue pleurer dans son lit. Quand je lui avais demandé ce qui la faisait pleurer, elle m'avoua qu'elle n'admettait pas de voir vieillir son arrière-grand-mère, que cela lui était insupportable.
« Mamé, dis-je. Quand avez-vous emménagé rue de Saintonge avec André ? »
Je m'attendais à l'horrible grimace, qui lui faisait immanquablement une tête de vieux singe plein de sagesse, puis à l'inévitable : « Oh, je ne m'en souviens plus… »
Mais la réponse tomba nette.
« Juillet 1942. »
Je me redressai et la dévisageai.
« Juillet 1942 ?, ne pus-je m'empêcher de répéter.
— C'est cela.
— Et comment avez-vous trouvé l'appartement ? C'était la guerre, cela devait être difficile, non ?
— Pas du tout, dit-elle gaiement. Il s'est trouvé libre soudainement. C'est la concierge qui nous en a parlé, Mme Royer, qui connaissait la nôtre. Nous habitions alors rue de Turenne, juste au-dessus du magasin, un appartement d'une pièce, exigu et sombre. Alors, c'était une aubaine et nous avons déménagé, Édouard devait avoir dix ou douze ans à l'époque. Nous étions tout excités à l'idée d'habiter un endroit plus grand. Et je me souviens que le loyer était bon marché. À l'époque, ce quartier n'était pas à la mode, comme il l'est aujourd'hui. »
Je ne la quittai pas des yeux et enchaînai en me raclant la gorge :
« Mamé, vous souvenez-vous si c'était début ou fin juillet ? »
Elle sourit, heureuse de constater que sa mémoire marchait si bien.
« Je m'en souviens très bien. C'était à la fin du mois.
— Et vous souvenez-vous pourquoi cet endroit s'était soudain libéré ? »
Elle sourit encore plus largement. « Bien sûr. Il y avait eu une rafle. On avait arrêté des gens et beaucoup d'appartements s'étaient trouvés vides. »
Je la regardai, interloquée. Ses yeux s'arrêtèrent dans les miens et s'assombrirent en voyant l'expression de mon visage.
« Mais comment cela s'est-il passé ? Comment avez-vous emménagé ? »
Elle tripota ses manches en se tordant la bouche. « Mme Royer a dit à notre concierge qu'un trois-pièces était libre rue de Saintonge. Voilà comment ça s'est passé. C'est tout. »
Elle se tut, cessa d'agiter ses mains et les croisa sur ses genoux.
« Mais Mamé, murmurai-je, vous ne pensiez pas que ces gens reviendraient ? »
Son visage devint grave, et ses lèvres se crispèrent en un rictus douloureux.
« Nous ne savions pas, finit-elle par me dire. Nous ne savions rien, rien du tout. »
Puis elle baissa la tête et regarda ses mains. Elle ne parlerait plus.