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On nous avait donné notre table habituelle. Celle du coin, sur la droite en entrant, après le vieux zinc surmonté de miroirs teintés. La banquette de velours rouge formait un L. Je m'assis et regardai le ballet des serveurs dans leurs longs tabliers blancs. L'un d'eux me tendit un kir royal. Il y avait du monde. Bertrand m'avait invitée ici pour notre premier rendez-vous. L'endroit n'avait pas changé depuis. Le même plafond bas, les murs crème, les globes à la lumière douce, le linge de table amidonné. La même cuisine du terroir corrézien et gascon, la cuisine préférée de Bertrand. Quand je l'avais rencontré, il habitait rue Malar, dans un appartement exigu, sous les toits, où je trouvais l'air irrespirable en été. En bonne Américaine élevée à l'air conditionné, je ne comprenais pas comment il arrivait à survivre dans une telle fournaise. Moi, je vivais rue Berthe avec les garçons, et ma petite chambre sombre mais fraîche me paraissait un paradis pendant les étés suffocants de Paris. Bertrand et ses sœurs avaient été élevés dans le 7e arrondissement, un quartier distingué et aristocratique, là où ses parents avaient vécu des années, dans la longue rue de l'Université, non loin du magasin d'antiquités de la rue du Bac.
Notre table. Là où Bertrand m'avait demandée en mariage. Là où je lui avais annoncé que j'étais enceinte de Zoë. Là où je lui avais dit que je savais pour Amélie.
Amélie.
Pas ce soir. Pas maintenant. Amélie, c'était de l'histoire ancienne. L'était-ce vraiment ? Je devais admettre que je n'en étais pas tout à fait sûre. Mais disons que je préférais ne pas savoir. Ne rien voir. Nous allions avoir un autre enfant. Amélie ne pouvait rien contre ça. J'eus un sourire amer. Je fermais les yeux. Ne tenais-je pas là la typique attitude française : « fermer les yeux » sur les infidélités du mari ? Je me demandais pourtant si j'en étais réellement capable.
Quand je découvris qu'il m'avait été infidèle pour la première fois, dix ans auparavant, j'avais eu avec lui une terrible engueulade. Nous étions précisément assis à cette table. C'était là que j'avais décidé de mettre les points sur les i. Il n'avait pas nié. Il était resté calme, tranquille, m'avait écoutée, les doigts croisés sous le menton. J'avais des preuves. Des reçus de Carte bleue. Hôtel de la Perle, rue des Canettes. Hôtel Lenox, rue Delambre. Le Relais Christine, rue Christine. J'avais sorti les reçus les uns après les autres.
Il ne s'était pas montré très prudent. Ni avec les reçus ni avec les effluves de parfum féminin accrochés à ses vêtements, à ses cheveux, à la ceinture de sécurité de son Audi – le premier indice qui m'avait mis la puce à l'oreille. L'Heure bleue. Le parfum le plus lourd, le plus puissant, le plus sirupeux de chez Guerlain. Je n'eus aucune difficulté à trouver à qui ce parfum appartenait. En fait, je la connaissais déjà. Bertrand me l'avait présentée juste après notre mariage.
Divorcée, trois enfants déjà adolescents, la quarantaine, des cheveux poivre et sel. L'image de la perfection made in Paris. Petite, mince, parfaitement habillée, avec toujours le bon sac à main et les bonnes chaussures, un super boulot, un grand appartement donnant sur le Trocadéro. À cela s'ajoutait un nom de famille magnifique qui sonnait comme un grand cru. Vieille souche aristocratique dont elle portait les armoiries à la main gauche.
Amélie. Sa petite amie du lycée Victor Duruy. Celle qu'il n'avait jamais perdue de vue. Celle qu'il avait continué de baiser, malgré le mariage, les enfants et les années. « Nous sommes juste des amis maintenant, avait-il assuré. Juste des amis. De bons amis. »
Une fois dans la voiture, après le dîner, je m'étais transformée en lionne, prête à mordre et à griffer. Cela avait dû le flatter, finalement. Il avait promis, juré. Il n'y avait que moi, rien que moi. Elle, ce n'était pas important, juste une passade. Et pendant longtemps je l'avais cru.
Mais depuis peu, j'avais recommencé à me poser des questions. J'avais des doutes, rien de concret, juste des doutes qui me traversaient furtivement. Avais-je encore confiance en lui ?
« Tu es folle de croire ce qu'il te dit », m'avait dit Hervé. Christophe m'avait répété la même chose. « Peut-être devrais-tu lui demander en face », avait dit Isabelle. « Tu es vraiment dingue de lui faire confiance », avait dit Charla. Et ma mère et Holly et Susannah et Jan.
Ne pas penser à Amélie. Pas ce soir. J'étais bien décidée à me tenir à cette décision. Rien que Bertrand et moi, et la merveilleuse nouvelle. Je caressais doucement mon verre. Les serveurs me souriaient. Je me sentais bien. Je me sentais forte. Au diable Amélie ! Bertrand était mon mari. Et j'allais avoir un enfant de lui.
Le restaurant était bondé. Je jetai un coup d'œil aux tables où les serveurs s'agitaient. Un vieux couple assis côte à côte, avec chacun un verre de vin, était consciencieusement courbé sur son repas. Un groupe de jeunes femmes de trente ans n'arrêtait pas d'avoir des fous rires tandis qu'une femme seule et sinistre, qui dînait à côté d'elles, les regardait en fronçant le sourcil. Des hommes d'affaires en costume gris fumaient le cigare. Des touristes américains essayaient de déchiffrer le menu. Il y avait aussi une famille avec leurs fils adolescents. Et beaucoup de bruit. Beaucoup de fumée aussi. Mais cela m'était égal. J'avais l'habitude.
Bertrand serait en retard, comme toujours. Ce n'était pas grave. J'avais eu le temps de me changer, de me faire coiffer. J'avais mis le pantalon chocolat qu'il aimait tant et un haut mordoré plutôt moulant, tout simple, des boucles d'oreilles Agatha en perles et ma montre Hermès. Je jetai un coup d'œil dans le miroir qui se trouvait à ma gauche. Mes yeux semblaient plus grands, plus bleus qu'à l'accoutumée, ma peau resplendissait. Plutôt pas mal pour une femme enceinte de mon âge ! Ce que me confirmaient les regards des serveurs.
Je sortis mon agenda. Demain matin, première chose à faire, appeler le gynéco. Il me fallait rapidement un rendez-vous. J'avais sans doute besoin de subir des tests. Une amniocentèse, ça, c'était sûr. Je n'étais plus une « jeune » mère. La naissance de Zoë ne datait pas d'hier.
Tout à coup, la panique me saisit. Étais-je encore capable de traverser tout ça, onze ans après mon premier enfant ? La grossesse, l'accouchement, les nuits sans sommeil, les biberons, les pleurs, les couches ? Bien sûr que j'en étais capable. Mais la lucidité me rendait ironique. Cependant, et même si je ne me faisais aucune illusion sur ces premiers moments, c'était ce que j'attendais depuis dix ans. Alors bien sûr que j'étais prête. Et Bertrand aussi.
Mais, tandis que je l'attendais, l'angoisse grandit. J'essayai de penser à autre chose. J'ouvris mon carnet et relus les dernières notes que j'avais prises sur le Vél d'Hiv. Bientôt, je fus entièrement à mon travail. Je n'entendis plus la rumeur du restaurant, les gens qui riaient, les serveurs qui glissaient avec art entre les tables, les pieds de chaises qui raclaient le sol. En relevant les yeux, je vis mon mari, assis en face de moi, qui m'observait.
« Ça fait longtemps que tu es là ? » demandai-je. Il me sourit et prit mes mains dans les siennes. « Assez longtemps pour voir à quel point tu es belle ce soir. »
Il portait sa veste en velours bleu nuit et une impeccable chemise blanche. « C'est toi qui es beau », dis-je. J'étais à deux doigts de tout lui dire. Mais non, c'était trop tôt. Trop rapide. Je me retins difficilement. Le garçon apporta un kir royal à Bertrand.
« Alors ? dit-il. Pourquoi sommes-nous là, mon amour ? Quelque chose de spécial ? Une surprise ?
— C'est ça, dis-je en levant mon verre. Une surprise très spéciale. Trinquons ! À la surprise ! » Nos verres s'entrechoquèrent.
« Suis-je censé deviner de quoi il s'agit ? » demanda-t-il.
Je me sentais coquine comme une petite fille.
« Tu ne devineras jamais ! Jamais. »
Il éclata de rire, visiblement amusé.
« On dirait Zoë ! Et elle, elle la connaît, la surprise ? »
Je fis non de la tête, de plus en plus excitée.
« Non plus. Personne ne sait. Personne… à part moi. »
Je lui pris la main. Sa peau était douce et bronzée.
« Bertrand… »
L'ombre du garçon nous surplomba. Nous décidâmes de passer commande. Cela prit une minute. Confit de canard pour moi et cassoulet pour Bertrand. Des asperges en entrée.
J'attendis que le garçon ait rejoint la cuisine et je me lançai.
« Je suis enceinte. »
Je guettais sa réaction. Je m'attendais à voir les coins de sa bouche remonter, ses yeux s'éclairer. Mais pas un muscle de son visage ne bougea. Il resta tel un masque. Il cligna juste des paupières et répéta :
« Enceinte ? »
Je lui serrai la main.
« N'est-ce pas merveilleux ? Bertrand, n'est-ce pas merveilleux ? »
Il ne dit rien. Je ne comprenais pas.
« De combien es-tu enceinte ? me demanda-t-il.
— Je viens juste de m'en apercevoir », murmurai-je, inquiète de sa froideur.
Il se frotta les yeux, ce qu'il faisait toujours quand il était fatigué ou soucieux, mais resta silencieux. Je restai muette moi aussi.
Le silence s'étira entre nous comme une brume que j'aurais presque pu sentir sous mes doigts.
Le garçon arriva avec les entrées. Ni Bertrand ni moi ne touchâmes aux asperges.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? » dis-je, incapable de supporter ce mutisme plus longtemps.
Il soupira, secoua la tête et se frotta de nouveau les yeux.
« Je pensais que tu serais heureux… transporté… » continuai-je en sentant monter mes larmes.
Il posa le menton sur ses mains et me regarda !
« Julia, je m'étais fait une raison.
— Mais moi aussi, tu sais ! »
Ses yeux étaient graves. Je n'aimais pas ce que j'y voyais.
« Que veux-tu dire ? dis-je. Tu avais renoncé, alors…?
— Julia, je vais avoir cinquante ans dans moins de trois ans.
— Et alors ? dis-je, les joues brûlantes.
— Je ne veux pas être un vieux père, ajouta-t-il calmement.
— Oh, je t'en prie », dis-je.
De nouveau, le silence.
« On ne peut pas garder ce bébé, Julia, dit-il d'une voix douce. Nous avons une vie différente à présent. Zoë sera bientôt une adolescente. Tu as quarante-cinq ans. Notre vie a changé. Un bébé n'y trouverait pas sa place. »
Je ne pus retenir mes larmes, qui coulèrent jusque dans mon assiette.
« Essaies-tu de me dire… m'étranglai-je, que je dois me faire avorter ? »
La famille assise à la table voisine se retourna peu discrètement vers nous. Cela m'était bien égal.
Comme d'habitude, en situation de crise, je parlais dans ma langue maternelle. Je ne savais pas m'exprimer en français dans de tels moments.
« Un avortement après trois fausses couches ? » dis-je, secouée de tremblements.
La tristesse se lisait sur son visage. La tendresse, aussi. J'avais envie de le gifler.
Mais je n'en fus pas capable. Je me contentai de pleurer dans ma serviette. Il me caressa les cheveux, et me murmura encore et encore qu'il m'aimait.
Je restai sourde à ses mots d'amour.