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Jules et Geneviève s'étaient agités dans tous les sens dans la maison pendant une dizaine de minutes, comme des animaux affolés, remuant les bras sans dire un mot. Ils semblaient désespérés. Ils essayèrent de déplacer Rachel pour l'amener au rez-de-chaussée, mais la petite fille était trop faible. Ils décidèrent finalement de la laisser dans son lit. Jules faisait de son mieux pour rassurer Geneviève, sans grand succès. Elle s'écroulait régulièrement sur le fauteuil ou le canapé le plus proche et fondait en larmes.
La fillette les suivait comme un petit chien inquiet. Ils ne répondaient à aucune de ses questions. Elle remarqua que Jules n'arrêtait pas de regarder en direction de l'entrée, jetant un coup d'œil vers la barrière, par la fenêtre. La fillette sentit la peur envahir son cœur.
À la tombée de la nuit, Jules et Geneviève s'assirent face à face près de la cheminée. Ils avaient retrouvé leur calme. L'inquiétude s'était pondérée. Cependant, la fillette voyait bien que les mains de Geneviève tremblaient. Tous les deux étaient pâles et n'arrivaient pas à détacher leurs yeux de la grande horloge.
À un moment, Jules se tourna vers la fillette et lui parla doucement. Il lui demanda d'aller de nouveau se cacher dans la cave, de passer derrière les grands sacs de pommes de terre et de se dissimuler derrière, du mieux qu'elle pourrait. Il lui demanda si elle comprenait bien. C'était très important. Si quelqu'un entrait dans la cave, elle devait être absolument invisible.
La fillette se raidit.
« Les Allemands vont venir ! »
Avant que Jules ou Geneviève eussent pu dire un mot, le chien se mit à aboyer. Ils sursautèrent. Jules fit signe à la fillette et ouvrit la trappe. Elle obéit immédiatement et se glissa dans l'obscurité de la cave qui sentait le moisi. Elle ne voyait rien, mais finit par trouver les sacs de patates, tout au fond, en tâtonnant. Elle sentit la toile de jute sous ses doigts. Il y en avait plusieurs, empilés les uns sur les autres. Elle les écarta pour passer derrière. Un des sacs s'ouvrit et se vida bruyamment de son contenu. Elle se recouvrit de pommes de terre avec hâte.
Puis elle entendit des pas. Lourds et cadencés. Elle en avait entendu de semblables à Paris, après l'heure du couvre-feu. Elle savait ce que ça voulait dire. Chez ses parents, elle avait regardé par la fenêtre, sous le papier kraft collé à la vitre, et elle avait vu les hommes qui patrouillaient dans les rues faiblement éclairées, des hommes aux mouvements parfaitement réglés qui portaient des casques ronds.
Le même pas. Qui se dirigeait droit sur la maison. Une douzaine d'hommes, d'après ce qu'elle entendait. Une voix masculine, un peu étouffée mais audible, lui parvint aux oreilles. Ça parlait allemand.
Ils étaient donc là. Ils venaient les prendre, Rachel et elle. Elle eut soudain une envie irrépressible de vider sa vessie.
Elle sentait les pas juste au-dessus de sa tête. Le marmonnement d'une conversation qu'elle ne pouvait saisir. Puis la voix de Jules :
« Oui, lieutenant, il y a, ici, une enfant malade.
— Une enfant malade, mais aryenne, bien sûr ajouta la voix étrangère et gutturale.
— Une enfant malade, lieutenant.
— Où est-elle ?
— À l'étage. » La voix de Jules était presque éteinte.
Les pas lourds faisaient trembler le plafond. Puis le cri perçant de Rachel envahit toute la maison. Les Allemands l'arrachaient de son lit. On n'entendit plus qu'un petit gémissement. Rachel était bien trop mal en point pour leur tenir tête.
La fillette mit ses mains sur ses oreilles. Elle ne voulait rien entendre. C'était au-dessus de ses forces. Dans le silence qu'elle se donnait ainsi, elle se sentit protégée.
Allongée sous les pommes de terre, elle vit un faible rayon de lumière percer l'obscurité. Quelqu'un avait ouvert la trappe et s'apprêtait à descendre l'escalier qui menait à la cave. Elle retira les mains de ses oreilles.
« Il n'y a personne, disait Jules. La petite était seule quand nous l'avons trouvée dans la niche du chien. »
La fillette entendit Geneviève se moucher. Puis d'une voix pleine de larmes, elle dit :
« Je vous en prie, n'emmenez pas la petite ! Elle est trop malade. »
La voix gutturale devint ironique.
« Madame, cette enfant est juive, et probablement évadée d'un des camps voisins. Elle n'a rien à faire dans votre maison. »
La fillette suivait des yeux le faisceau orangé d'une lampe torche qui balayait les murs de la cave et s'approchait de sa cachette. Puis elle vit la gigantesque silhouette noire d'un soldat se détacher comme dans un livre d'images. Elle était terrorisée. Il venait la chercher. Il allait l'attraper. Elle se fit aussi petite que possible, arrêta de respirer. C'était comme si son cœur avait cessé de battre.
Non, il ne la trouverait pas ! Ce serait trop atrocement injuste. Ils avaient déjà Rachel. N'était-ce pas assez ? Et où l'avaient-ils portée ? Dehors, dans un camion, avec les soldats ? S'était-elle évanouie ? Où allaient-ils l'emmener ? À l'hôpital ? Au camp ? Ces monstres assoiffés de sang ! Monstres ! Monstres ! Elle les détestait. Elle aurait voulu les voir morts. Les bâtards ! Elle pensait à tous les gros mots qu'elle connaissait, tous ces mots que sa mère lui interdisait de prononcer. Les salauds de bâtards ! Elle hurlait ces injures dans sa tête en fermant fort les paupières, pour ne plus voir le faisceau de la lampe torche se rapprocher, courir sur les sacs de toile derrière lesquels elle se cachait. Cet homme ne la trouverait pas. Jamais. Bâtards, salauds de bâtards !
De nouveau, elle entendit la voix de Jules. « Il n'y a personne en bas, lieutenant. La petite était seule. Elle tenait à peine debout. Il fallait bien qu'on fasse quelque chose pour elle. »
La voix du lieutenant bourdonna aux oreilles de la fillette.
« Nous ne faisons que vérifier. Nous allons finir d'inspecter la cave, puis vous nous suivrez jusqu'à la Kommandantur. »
La fillette faisait tout ce qu'elle pouvait pour que rien ne la trahisse, pas un mouvement, pas un soupir, pas un souffle tandis que la lampe continuait de s'agiter au-dessus de sa tête.
« Vous suivre ? » Jules encaissait mal le coup. « Mais pourquoi ?
— Une juive dans votre maison et vous demandez pourquoi ? »
Puis la voix de Geneviève intervint, étonnamment calme. Elle ne pleurait plus.
« Vous avez bien vu qu'on n'essayait pas de la dissimuler, lieutenant. On voulait juste l'aider à guérir. C'est tout. On ne sait pas son nom. Elle n'a pas pu nous le dire. Elle était si malade qu'elle ne pouvait pas parler.
— Ma femme vous dit la vérité, lieutenant, continua Jules, on a même appelé un médecin. Alors, si ç'avait été pour la cacher, vous pensez… »
Il y eut un silence. La fillette entendit le lieutenant tousser.
« C'est bien ce que Guillemin nous a dit. Que vous ne cherchiez pas à cacher la petite. C'est ce qu'il a dit, notre bon Doktor. »
La fillette sentit les patates remuer au-dessus de sa tête. Elle se figea comme une statue, sans respirer. Son nez la chatouillait et elle avait envie de renifler.
Elle entendit la voix de Geneviève, toujours calme, claire, presque dure. Un ton qu'elle ne lui connaissait pas.
« Ces messieurs désirent-ils un verre de vin ? »
Les patates cessèrent de bouger.
Au rez-de-chaussée, le lieutenant s'esclaffa.
« Du vin ? Jawohl !
— Et un peu de pâté pour faire passer ? » dit Geneviève sur le même ton.
Les pas rebroussaient chemin, remontaient les marches. La trappe se referma en claquant. La fillette se sentit défaillir de soulagement. Elle serra fort ses bras autour d'elle et laissa couler ses larmes. Combien de temps restèrent-ils là-haut, combien de temps firent-ils tinter leurs verres, traîner leurs pieds et résonner leurs rires gras ? Une éternité. La voix tonitruante du lieutenant devenait de plus en plus gaie. Elle entendit même percer un rot magistral, mais plus Jules ni Geneviève. Étaient-ils toujours là ? Que se passait-il ? C'était terrible de ne rien savoir, sauf qu'il fallait rester cachée dans cette cave jusqu'à ce que l'un des deux vienne la chercher. Ses forces étaient revenues, mais elle n'osait toujours pas bouger.
Enfin, la maison redevint silencieuse. Le chien aboya une fois, puis se tut. La fillette tendait l'oreille. Les Allemands avaient-ils embarqué Jules et Geneviève ? Était-elle seule, désormais, dans la maison ? Elle entendit des sanglots étouffés, puis la porte de la trappe s'ouvrit en grinçant. Jules l'appela.
« Sirka ! Sirka ! »
Quand elle les eut rejoints, les jambes douloureuses, les yeux rougis par la poussière et les joues humides et sales, elle vit Geneviève la tête dans les mains, effondrée. Jules faisait ce qu'il pouvait pour la consoler. La fillette les regardait, impuissante. La vieille femme leva les yeux vers elle. Son visage avait vieilli d'un coup, s'était creusé. Cela effraya la fillette.
« Ton amie, murmura-t-elle, ils l'ont prise. Elle va mourir. Je ne sais pas où ils l'ont emmenée, ni dans quelles conditions, mais je sais qu'elle va mourir. Ils n'ont rien voulu savoir. On a essayé de les faire boire, mais ils ont gardé les idées bien en place. Ils nous ont laissés tranquilles, mais ils ont pris Rachel. »
Les joues ridées de Geneviève étaient noyées de larmes. Sa tête balançait de droite à gauche, dans un mouvement plein de désespoir. Elle prit la main de Jules et la serra tout contre elle.
« Mon Dieu, que devient ce pays ? »
Geneviève fit signe à la fillette de s'approcher et attrapa sa petite main entre ses vieux doigts usés. Ils m'ont sauvée, se répétait la fillette. Sauvée. Ils lui avaient sauvé la vie. Peut-être que quelqu'un comme eux avait sauvé Michel, et Papa, et Maman. Il restait un peu d'espoir.
« Ma petite Sirka ! soupira Geneviève en serrant ses doigts. Tu t'es montrée très courageuse dans la cave. »
La fillette sourit. C'était un beau sourire brave qui toucha le vieux couple au plus profond d'eux-mêmes.
« S'il vous plaît, dit-elle, ne m'appelez plus Sirka. C'est comme ça qu'on m'appelait quand j'étais bébé.
— Alors comment on doit t'appeler ? » demanda Jules.
La fillette redressa les épaules et leva fièrement le menton.
« Mon nom est Sarah Starzynski. »