38090.fb2 Elle sappelait Sarah - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 41

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Sarah dormit mal cette nuit-là. Les cris de Rachel résonnaient en elle, encore et encore. Où était-elle à présent ? Allait-elle bien ? Est-ce que quelqu'un s'occupait d'elle, l'aidait à se rétablir ? Où toutes ces familles juives avaient-elles été emmenées ? Et sa mère ? Son père ? Et tous les enfants du camp de Beaune ?

Allongée sur le dos, Sarah écoutait le silence de la vieille maison. Il y avait tant de questions sans réponse. Son père, autrefois, avait la clef de toutes ses interrogations. Pourquoi le ciel était bleu, de quoi étaient faits les nuages, comment les bébés venaient au monde, qu'est-ce qui provoquait les marées, comment les fleurs poussaient et pourquoi les gens tombaient amoureux. Il prenait toujours le temps de lui répondre, calmement, patiemment, avec des mots simples et des gestes. Il ne lui disait jamais qu'il était trop occupé. Il aimait ses questions incessantes. Il disait toujours qu'elle était une petite fille tellement intelligente.

Mais les derniers temps, son père ne répondait plus comme avant à ses questions. Sur l'étoile jaune, sur le fait qu'elle ne pouvait plus aller au cinéma ni à la piscine municipale. Sur le couvre-feu. Sur cet homme, en Allemagne, qui détestait les Juifs et dont le seul nom la faisait frémir. Non, à toutes ces questions, il n'avait pas donné de réponses satisfaisantes. Il était resté vague ou silencieux. Et quand elle lui avait demandé, pour la deuxième ou troisième fois, juste avant que les hommes ne viennent frapper à la porte ce jeudi noir, ce qu'il y avait de si détestable dans le fait d'être juif – parce qu'être « différent » ne lui semblait pas une raison suffisante –, il avait détourné le regard, faisant semblant de ne pas avoir entendu. Elle savait que ce n'était pas le cas.

Elle n'avait pas envie de penser à son père. Cela faisait trop mal. Elle n'arrivait déjà plus à se souvenir de la dernière fois qu'elle l'avait vu. Ce devait être au camp… Mais quand exactement ? Elle ne savait plus. C'était différent pour sa mère. Il y avait eu une dernière fois, nette, distincte, quand son visage s'était tourné vers elle tandis qu'elle s'éloignait avec les autres mères en pleurs sur le long chemin poussiéreux de la gare. L'image était claire dans son esprit, aussi précise qu'une photographie. Le visage pâle de sa mère, le bleu extraordinaire de ses yeux. Son sourire presque évanoui.

Il n'y avait pas eu de dernière fois avec son père. Pas de dernière image à laquelle s'accrocher, dont se souvenir. Alors, elle tentait de rappeler son visage, de le ramener à elle, ce visage fin à la peau sombre et aux yeux hagards, où les dents paraissaient si blanches. Elle avait toujours entendu dire qu'elle ressemblait à sa mère, comme Michel. Ils avaient hérité de son côté slave, cheveux blonds, pommettes hautes et regard en amande. Son père se plaignait que pas un de ses enfants ne lui ressemblât. La fillette repoussa en pensée l'image du sourire de son père.

C'était trop douloureux. Si profondément douloureux.

Demain, elle irait à Paris. Il le fallait. Elle devait savoir ce qui était arrivé à son petit frère. Peut-être était-il à l'abri, comme elle à cet instant. Peut-être des gens bons et généreux avaient-ils ouvert la porte de la cachette pour le libérer. Mais qui ? Qui avait bien pu l'aider ? Elle n'avait jamais eu confiance en Mme Royer, la concierge. Regard faux et sourire hypocrite. Non, il ne pouvait s'agir de la concierge. Le professeur de violon, peut-être ? Celui qui s'était écrié ce jeudi tragique : « Pourquoi les emmenez-vous ? Ce sont de braves gens, vous ne pouvez pas faire ça ! » Oui, peut-être avait-il pu sauver Michel et Michel était-il à l'abri dans la maison de cet homme qui lui jouait de vieux airs polonais sur son violon. Le rire de Michel, ses petites joues roses. Michel qui tapait des mains et dansait en tournoyant. Peut-être que Michel l'attendait, qu'il demandait chaque jour au professeur de violon si Sirka rentrerait aujourd'hui, quand elle rentrerait… « Elle a promis qu'elle reviendrait me chercher, promis-juré ! »

Quand, à l'aube, le chant du coq la réveilla, son oreiller était trempé de larmes. Elle s'habilla rapidement, se glissant dans les vêtements que Geneviève avait préparés pour elle. De solides habits de garçon, bien propres et passés de mode. Elle se demanda à qui ils avaient appartenu. À ce Nicolas Dufaure qui avait péniblement écrit son nom sur tous ces livres ? Elle mit la clef et l'argent dans une de ses poches.

En bas, la grande cuisine où il faisait un peu frais était encore vide. Il était tôt. Le chat dormait en boule sur une chaise. Elle grignota un bout de pain et but du lait en tripotant sans cesse l'argent et la clef, comme pour s'assurer qu'ils étaient bien là.

C'était un matin chaud et gris. Il y aurait de l'orage ce soir. De ces gros orages effrayants qui faisaient si peur à Michel. Elle se demanda comment elle irait jusqu'à la gare. Est-ce qu'Orléans était loin ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Comment allait-elle s'y prendre ? Comment saurait-elle quelle route était la bonne ? Elle se répétait que si elle avait pu tenir jusque-là, ce n'était sûrement pas le moment de baisser les bras. Elle trouverait, elle n'avait pas le choix. Mais elle ne pouvait pas partir avant de dire au revoir à Jules et Geneviève. Alors, elle attendit en jetant des miettes de pain aux poules et aux poussins devant la porte.

Geneviève descendit une demi-heure plus tard. Son visage était encore marqué par les événements de la veille. Jules la suivit de quelques minutes. Il déposa un baiser sur la coupe en brosse de Sarah. La fillette les regarda préparer le petit déjeuner avec des gestes lents et précis. Elle avait tant de tendresse pour eux. Plus que ça, même. Comment leur annoncer qu'elle partirait aujourd'hui ? Ils en auraient le cœur brisé, elle en était sûre. Mais elle n'avait pas le choix. Elle devait rentrer à Paris.

Elle attendit qu'ils aient fini de prendre le petit déjeuner et tandis qu'ils débarrassaient, elle leur dit que c'était pour aujourd'hui.

« Oh, mais tu ne peux pas faire ça », s'étrangla la vieille femme en manquant de lâcher la tasse qu'elle essuyait. « Il y a des contrôles sur la route et les trains sont surveillés. Tu n'as même pas de papiers. On t'arrêtera et on te renverra au camp.

— J'ai de l'argent, dit Sarah.

— Ça n'empêchera pas les Allemands de… »

Jules interrompit sa femme d'un geste de la main

Il tenta de convaincre Sarah de rester encore un peu Il lui parla calmement mais fermement, comme le faisait son père. Elle écouta, en hochant la tête distraitement. Elle devait leur faire comprendre. Comment leur expliquer que rentrer était une nécessité absolue ? Et comment le faire en restant aussi calme et déterminée que Jules ?

Les mots se bousculèrent de façon désordonnée. Elle en avait assez de jouer les adultes. Elle trépigna comme une enfant capricieuse.

« Si vous essayez de m'en empêcher… dit-elle d'une voix presque menaçante, si vous essayez de me retenir ici, je me sauverai. »

Elle se leva et se dirigea vers la porte. Ils n'avaient pas bougé, les yeux fixés sur elle, pétrifiés.

« Attends ! dit Jules à la dernière minute. Attends un instant.

— Non. Je ne peux plus attendre ! Je vais à la gare, dit Sarah, la main sur la poignée.

— Tu ne sais même pas où c'est, dit Jules.

— Je trouverai. Je me débrouillerai. »

Elle poussa la porte.

« Au revoir, dit-elle au vieux couple. Au revoir et merci. »

Elle se retourna et marcha vers la clôture. Finalement, cela avait été simple. Facile. Mais une fois qu'elle eut dépassé la grille, après s'être penchée pour caresser la tête du chien, elle prit soudain conscience de ce qu'elle venait de faire. Elle était toute seule à présent. Toute seule. Elle entendit le cri atroce de Rachel, les pas lourds et cadencés, le rire glaçant du lieutenant. Son courage l'abandonnait.

Malgré elle, elle tourna une dernière fois la tête vers la maison.

Jules et Geneviève la regardaient partir derrière la fenêtre, figés. Quand ils se décidèrent à bouger, ce fut au même instant. Jules saisit sa casquette et Geneviève son porte-monnaie. Ils coururent au-dehors, fermèrent la porte à clef. Ils la rattrapèrent et Jules posa la main sur son épaule.

« Je vous en prie, n'essayez pas de m'arrêter », marmonna Sarah en rougissant. Elle était tout à la fois heureuse et ennuyée qu'ils l'aient suivie.

« Pas du tout ! sourit Jules. C'est tout le contraire, petite fille têtue. On vient avec toi. »